Constituant un tournant majeur dans la situation militaire et géostratégique au nord de la Syrie et de l’Irak, la série des raids turcs de ce weekend sont une violation du cessez-le-feu proclamé entre Ankara et le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) qui prévalait depuis trois ans dans une région déjà secouée par plusieurs fronts de guerre civile.
Menés à partir de la nuit du 24 au 25 juillet et se poursuivant jusqu’en ce début de semaine à la fois contre des groupes de miliciens de l’Etat islamique (EI-Daësh) et des partisans kurdes, ces raids – qui se veulent une réplique à différents attentats-suicides de l’EI -, ces raids illustrent la volonté de la Turquie (longtemps accusée de rester indifférente à l’activité des diverses organisations en lutte contre le régime de Damas) de prendre une part désormais bien plus active au sein de la coalition anti-EI initiée voilà presque un an par le président américain Obama.
Mais, parce qu’ils ont simultanément visé des positions kurdes au nord-est de la Syrie et au nord-ouest de l’Irak, ces bombardements risquent fort d’ébranler le fragile processus de paix qui tenait jusque-là dans cette région et qui accompagnait, malgré toutes les violences alentour, la marche « prudente et tranquille » du Kurdistan vers l’Indépendance…
Pour le Premier ministre turc, « ces raids ne seront pas ‘ponctuels’ »
« Personne ne doit douter de notre détermination. Car ces opérations – qui ne resteront pas ponctuelles – dureront aussi longtemps que la Turquie se sentira menacée, devait préciser le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu en justifiant que ces raids aient aussi touché des positions de combattants kurdes, complices, selon lui, de l’EI lors des récents combats dans cette région… Et ce, alors que d’incessants et âpres affrontements locaux ont eu lieu depuis deux mois dans les zones visées entre les Peshmergas kurdes et l’EI.
Or ces attaques antikurdes vont sans douter mettre un terme aux négociations engagées par le président islamiste turc, Recep Tayyip Erdogan, en 2012 – des pourparlers sans issue jusque-là, même si an plus tard, le PKK décrétait pour sa part un fragile cessez-le-feu – dans le but de mettre un terme à la rébellion indépendantiste kurde qui a fait plus de 40 000 morts depuis 1984.
D’ailleurs, le gouvernement de la province kurde autonome devait condamner le 24 juillet ces raids de l’armée turque sur leur territoire, le président de cette région, Massoud Barzani, appelant par téléphone le Premier ministre turc Davutoglu pour lui exprimer son « profond mécontentement quant aux dangers posés par cette nouvelle situation »..
Quant à la direction du PKK et à la branche militaire de ce parti (les Forces de défense du Peuple – HPG), elles ont publié un communiqué remettant en cause le cessez-le-feu de 2013 disant, entre autres : « Les conditions de maintien du cessez-le-feu ont été rompues (…). Face à ces agressions, nous avons désormais le droit légitime de nous défendre ».
Les Américains autorisés par Ankara à frapper l’EI depuis la Turquie
Autre tournant simultané de la politique turque dans la lutte contre l’EI : Ankara a autorisé le 23 juillet l’armée américaine à utiliser des bases aériennes turques frontalières de la Syrie pour mener des frappes contre les positions de Daësh dans cette région du nord-est syrien.
Cette décision fut prise après l’attentat-suicide de Suruk commis le 21 juillet dernier et attribué à l’EI et qui fit 32 morts : elle fut confirmée lors d’une conversation téléphonique entre Obama et Erdogan. Cet accord prévoit l’utilisation des bases d’Incirlik et de Diyarbakir par l’US. Army et la participation de l’aviation turque aux bombardements en territoire syrien.
Il faut dire que, critiqué par ses alliés occidentaux pour ses carences dans la lutte contre l’EI, le président Erdogan avait maintenu deux exigences auprès des USA pour participer plus activement au front contre les djihadistes : le renversement du président syrien Bachar Assad comme l’un des objectifs de la coalition, et la création d’une zone d’exclusion aérienne au nord de la Syrie.
Dans le sillage de cet accord analysé le 28 juillet lors d’une réunion régionale de l’OTAN (la Turquie est membre du Pacte atlantique), Brett McGurk, l’adjoint à l’émissaire spécial d’Obama auprès de la coalition internationale contre l’EI, déclarait le 25 juillet sur Twitter : « Il n’y a aucun lien entre ces frappes aériennes contre le PKK et les accords récents pour intensifier la coopération américano-turque contre l’EI ». Tout en appelant les deux parties à une « désescalade » et « au retour au processus de solution pacifique », il a dit que les USA respectaient« pleinement le droit de notre allié turc à l’autodéfense » et condamné les récentes « attaques terroristes du PKK en Turquie ».
Un peu plus tard, le conseiller adjoint à la Sécurité nationale en poste à la Maison Blanche, Ben Rhodes, devait défendre « le droit de la Turquie de mener des opérations antiterroristes », en rappelant que Washington considérait le PKK comme une organisation terroriste. .
Pendant ce temps-là, alors que les arrestations de plus de 600 personnes soupçonnées d’avoir des liens avec l’EI et le PKK se poursuivaient sur tout le territoire turc, plusieurs manifestations populaires violentes – lors desquelles un policier a été tué par balles – ont dénoncé à Istanbul ce dernier weekend la politique syrienne du président Erdogan, dont le parti pro-islamiste avait déjà été affaibli lors des élections législatives de juin dernier.
Richard Darmon (paru dans l’Edition hebdomadaire en français de Hamodia)” .