23 juin 1960 : annonce du concert de Guy Béart donné au Casino du Belvédère.
Par une belle journée ensoleillée, un beau garçon d’origine italienne se dirigea vers la boutique de Félix, le marchand de journaux. Il en ressortit avec le « Corriere della sera » et «La Repubblica». Invité par la Chambre de Commerce tunisienne, il ne devait pas séjourner plus de huit jours en Tunisie.
Le lendemain, il remarqua la présence d’Esther, la fille cadette de Félix. Avec un large sourire, il lui demanda de mettre de côté, pour une semaine, ces deux quotidiens. Sa distinction et son charme n’échappèrent pas au regard d’Esther. Enzo ne fut pas insensible non plus au charme discret et à la gentillesse qui émanaient de cette jeune fille. Elle s’efforça de glisser dans leurs échanges quelques mots en italien avec l’accent judéo tunisien. Il demanda à Esther si elle voulait l’accompagner à une soirée de détente. Elle proposa le concert que devait donner le soir même Guy Béart. La permission accordée par les parents, ils s’en furent au spectacle. Il la raccompagna devant l’immeuble et, avant de la quitter, ils s’embrassèrent longuement avec la promesse de se revoir le lendemain.
Enzo est catholique pratiquant. Esther le savait. Elle appréhendait que ses parents ne mettent le holà à cette relation. Adulte, têtue et amoureuse, elle sut franchir cet obstacle avec obstination. Elle quitta la Tunisie pour s’installer à Ferrare dans la famille d’Enzo qui sut l’accueillir avec beaucoup de chaleur.
Le mariage eut lieu dans la chapelle familiale. Il fut consacré par le grand oncle archevêque qui enseigne au collège des Jésuites à Rome. De cette union naquit un petit garçon, David, qui fut baptisé et élevé dans la foi chrétienne.
Adolescent, David fut happé par la religion, aidé en cela par les relations familiales si proches du Vatican. Le grand oncle le fit entrer au petit séminaire de Ferrare où il poursuivit de brillantes études théologiques.
A la maison, Esther, par respect pour ses origines, maintint l’habitude d’allumer des veilleuses le vendredi soir. David l’accompagnait dans ce rituel, essayant en vain de décrypter les quelques phrases dites en hébreu par sa mère.
A la demande qu’il fit pour sa formation d’évêque, il ajouta l’hébreu biblique ; complément qu’il jugea indispensable pour une connaissance plus approfondie de sa foi et en regard de sa double appartenance.
Quelques mois plus tard, il confia à sa mère l’attirance qu’il avait pour la religion de ses pères et le trouble qu’il éprouvait simultanément à ignorer ses origines juives. Le peu d’attachement qu’elle avait conservé des traditions ne lui était d’aucun secours. Elle n’avait plus remis les pieds dans une synagogue depuis le mariage de sa cousine à la grande synagogue de Tunis.
Rendu soucieux par ces interrogations, il rejoignit, comme simple touriste, un groupe qui visitait la synagogue de Venise. A cette occasion, il s’informa sur l’horaire des offices qu’il nota soigneusement. Quelques semaines plus tard, il décida de faire la même démarche dans sa bonne ville de Ferrare. Malheureusement, il trouva porte close, les horaires ne devant plus correspondre. En relevant la tête, une plaque de marbre attira son attention : y étaient gravés les noms des Juifs de Ferrare déportés. Les Finzi, les Contini, les Bassani et tant d’autres qui ne sont jamais revenus.
Il consulta l’annuaire de la ville et se mit à la recherche des survivants. Il releva le nom de Bassani Giorgio, écrivain. Il s’empara du dictionnaire et découvrit dans la biographie de cet auteur le titre d’un livre : « Le jardin des Finzi Contini » qu’il rattacha à la plaque gravée. Dans la même année, sortait le film de Vittorio de Sica tiré de ce document. Enfin, il prit enfin contact avec le Grand Rabbin d’Italie et lui fit part de ses doutes quant au choix qui lui fut imposé. Juif par sa mère, il n’est pas question de conversion lui précisa t-il, sinon à suivre les préceptes de la religion juive. Il renouvela sa vaisselle et modifia son mode d’alimentation. Il fut invité tous les shabbat à la table de la communauté.
En tant que neveu d’un archevêque, il avait ses entrées au Vatican. Cette faveur qui lui fut accordée lui permit d’avoir accès à des archives ultraconfidentielles concernant le patrimoine judaïque.
Un vendredi matin il entraîna sa mère pour une visite de Rome. Il la quitta en début d’après-midi devant « la Trinité des Monts » et continua à pied jusqu’au Vatican. Il la rejoignit quelques heures plus tard, comme convenu, devant la grande synagogue pour le premier office du soir. Ils pénétrèrent ensemble puis se séparèrent. Elle monta à l’étage, se pencha et aperçut son fils, la kippa sur la tête, en train de prier. Bouleversée, elle se rassit jusqu’à la fin de l’office. Elle redescendit l’escalier, croisa le regard du gardien de la synagogue en grande conversation avec son fils. Il leur souhaita à tous les deux la bienvenue avec l’accent des juifs d’Afrique du Nord. Il venait du Maroc. Esther lui adressa quelques mots en arabe. Surpris de cette complicité, David réagit avec ces quelques mots : « Je ne vais pas me mettre à une troisième langue, maintenant ! »
David avait tout prévu. Mosès, le serrurier du Vatican, avait loué auparavant deux chambres d’hôtel proches de la synagogue pour les offices de shabbat.
Ordonné évêque, il eut ses entrées au Vatican, ainsi qu’aux fameuses caves où était entreposé le butin provenant des pillages opérés par les Croisés, les Dominicains, les Jésuites, et autres ordres plus ou moins obscurs. Un trousseau de clés lui fut remis et dont il fit faire le double par Mosès. Tous les jours, il se rendit aux sous-sols du palais Saint Pierre. Révolté, il entreprit d’établir un inventaire de tout ce qui concernait le judaïsme. Cela l’occupa pendant deux à trois semaines.
Afin que ses absences ne fussent pas remarquées par l’évêché de Ferrare, il effectua des navettes la nuit tombée, sans omettre de se débarrasser de sa soutane pourpre. Il loua un vélo avec deux sacoches accrochées à l’arrière pour ranger la multitude de livres de prières lesquels, pour la plupart, dataient de la destruction du Deuxième Temple qui étaient en fort bon état, ainsi que des objets de culte. Pour le transport de la dizaine de rouleaux de la Torah, il se fit aider par Mosès et son fils, tous deux, heureux de participer à cette restitution.
Esther, dont la famille était d’origine livournaise, lui communiqua l’adresse d’un transitaire, parent lointain qui effectuait des rotations entre Israël et l’Italie.
Dans ce but, il se rendit à Livourne et il fit acheminer ce discret container en Israël par voie maritime. Un compte-rendu détaillé de l’opération fut remis aux autorités israéliennes qui répartirent ensuite à travers tous les musées d’Israël, ce patrimoine que les persécuteurs de tous les temps s’étaient appropriés.
Ne voulant rien laisser paraître momentanément aux yeux de la hiérarchie romaine, il continua de répondre à toutes les invitations. La dernière reçue émanait de l’autorité ecclésiale de la ville de Lyon. Le texte était rédigé de la façon suivante : « Vous êtes prié d’honorer de votre présence l’exposition organisée par la compagnie de Jésus, qui se tiendra à Lyon à la bibliothèque de la Part Dieu au département des religions. Elle comportera, entre autres documents précieux, un rouleau du livre d’Esther datant du dix septième siècle. Ce parchemin a été illustré et calligraphié par les maîtres de Safed en Israël ». A cette lecture, le sang de David ne fit qu’un tour, d’autant que les relations, en cette fin de siècle entre le Vatican et les autorités religieuses juives n’étaient pas au beau fixe. Il accepta l’invitation.
Il s’envola pour la région lyonnaise où il fut hébergé pour quelques jours chez le directeur d’un centre talmudique. Il se rendit au vernissage de l’exposition en tenue d’évêque. Il la traversa au pas de course avec une seule idée en tête : récupérer la Méguilah d’Esther.
Avec beaucoup de tact et de discrétion, David demanda au conservateur la permission d’admirer de plus près ce fameux rouleau. Au vu du rang qu’il occupait, il ne sut la lui refuser. La vitrine ouverte, le relieur, qui détenait les clés, s’éloigna quelques instants, le temps pour David de s’emparer de la Méguilah, de l’enfouir sous sa soutane et de sortir à pas lents de la bibliothèque.
Il passa le shabbat, inclus dans ce voyage, au milieu de personnalités religieuses de premier plan qui lui assurèrent la plus grande discrétion. Le lendemain matin, il prit la navette qui le déposa à l’aéroport international Saint-Exupéry de Lyon. L’attente fut longue et, plus particulièrement pour ceux en partance pour Israël. Pour occuper ces heures, David acheta le quotidien local et quelques revues. Brusquement, son attention fut attirée par le gros titre du Progrès de Lyon : « Un rouleau d’Esther datant du dix-septième siècle et d’une valeur inestimable a été dérobé à la bibliothèque de la Part Dieu. Les recherches entreprises se sont avérées vaines. L’acte d’un simple d’esprit, pour lequel ce gribouillis n’est que de l’hébreu et qui aura tôt fait de s’en défaire, est l’hypothèse retenue par les enquêteurs.»
A Ferrare, Esther et Enzo sont sur le pas de la porte et surveillent l’arrivée de leur fils. Dès qu’il descend du taxi, Esther saute à son cou : « Ca y est, David ! Tu as reçu ton billet d’avion pour Israël ! » Il s’excuse un instant, se rend aux toilettes et revient en tenue civile : « Maman, je n’ai jamais oublié que tu t’appelles Esther. Voici ta Méguilah, prends-en soin. Surtout, maman, surtout… ne me pose pas de questions.»