“Je vais mourir, à quoi bon le droit d’aînesse” (Gn.25, 32), telle est la réponse d’Esaü à la demande de Jacob :
“Vends-moi aujourd’hui ton droit d’aînesse.”
La békhorah comporte un grand nombre d’obligations que Moïse confiera à la tribu de Lévi. Esaü “a dédaigné la békhorah” car il était “fatigué” (Gn.25, 34). Quel est le sens de cette fatigue qui gomme tout sens des responsabilités ?
L’exégèse biblique nous apprend qu’Esaü revenait de la chasse au cours de laquelle il risquait parfois sa vie. Il semblerait donc, que cette fatigue relève plus du moral que du physique et qu’elle procède de la peur de la mort.
Or, la mort constitue, selon le Talmud, l’archétype de toutes les formes d’impureté, leur origine et leur principe, car la proximité de la mort rend toute valeur dérisoire et tout effort vain. La notion d’impureté, dépouillée de toute connotation mystique, vise une existence, dont la mort devient l’unique référence. Dés lors, la mort oriente le sens de l’existence et impose sa sagesse : “Mangeons, buvons car demain nous mourrons” (Isaïe. 22, 13).
A quoi bon le droit d’aînesse, mangeons plutôt ce plat de lentilles !
Sagesse hédoniste du carpé diem (cueille le jour), sagesse rivée à la mort, sagesse préconisant une forme d’existence dont la mort rythme le cours : existence “souillée d’impureté”. L’impureté, écrit Levinas, “est le nom de l’égoïsme toujours déjà sordide et que la mort éveille comme une ultime sagesse” (Nouvelles leçons talmudiques. P.86).
Fatigue “impure” d’Esaü suscitée par la crainte d’une mort prochaine qui lamine tout sens des responsabilités.
Fatigue qu’éprouvera le peuple d’Israël harcelé par Amalek, lors de la sortie d’Egypte : “Tu étais fatigué, à bout de force et tu ne craignais pas D.ieu.” (Deut. 25, 18). Verset que le Natsiv de Volozin (1816-1893), reprenant le Midrash Mékhilta, interprète : “Si le peuple avait ressenti la crainte de D.ieu, il n’aurait pas été fatigué et à bout de force.” (Haémék davar).
La crainte de D.ieu s’oppose à la fatigue qui relève de la crainte de la mort. Opposition dont témoigne le verset : “La crainte de D.ieu est une source de vie, elle éloigne des pièges de la mort.” (Proverbes.14, 17). La fatigue d’Esaü et la fatigue d’Israël face à Amalek constituent ces “pièges de la mort” qu’Abraham a su éviter. En effet, lorsqu’Abraham se prépare à intercéder, auprès de D.ieu, en faveur de Sodome, il déclare : “Je suis poussière et cendre” (Genèse.18, 27). C’est malgré sa condition mortelle qu’Abraham refuse de se résigner à la mort annoncée des pervers habitants de Sodome.
Crainte du mal qui vise les autres hommes, crainte qui est “source de vie” et qui éloigne Abraham de cette “ultime sagesse” que l’idée de la mort éveille.
Dés lors, Esaü en méprisant la békhorah qui représente ses obligations d’aîné a avoué qu’il n’appartenait pas à la descendance spirituelle d’Abraham.
David Peretz
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