L’État de droit doit rester le correctif de la souveraineté,
non dévitaliser cette dernière (Jean–Eric Schoettl).
Première partie
Qu’ils soient anti-Réforme ou pro-Réforme judicaire, les uns et les autres ont fait de Aaron Barak le père de la ‘’Révolution constitutionnelle’’ des années 90, titre qu’il s’était d’ailleurs lui-même attribué. Pour les uns c’est le Gourou. Pour les autres un Machiavel. Pour tous un ‘’génie du droit’’, un droit certes amputé de la loi hébraïque, puisqu’il confessa lui-même n’en avoir jamais rien connu !
Ce faisant les uns et les autres lui font un peu trop d’honneur. Car en réalité Aaron Barak a fait plus que s’inspirer de la contre-révolution juridique en cours dans le monde dit démocratique qui commence à pointer son nez dès les années 70. Ceci pour ne pas dire qu’il a procédé purement et simplement à ce que l’on appelle aujourd’hui un ‘’copié-collé’’.
Cette dérive a un sens : le transfert de la souveraineté populaire du Parlement vers un aéropage éclairé de Juges, censés incarner la Raison, la Liberté et la Justice. Ce que l’on appelle ‘’le gouvernement des Juges’’. Ultérieurement, il faudra se demander pourquoi une telle dérive, pourquoi tenter de déconnecter le peuple de la prise de Décision, pas seulement dans un pays, mais dans un ensemble, ladite Union Européenne, elle-même encastrée de mille manières dans l’empire américain.
Mais à chaque jour suffit sa peine, et aujourd’hui je me contenterai d’examiner cette dérive. N’étant pas moi-même un spécialiste du droit, je ne m’étais autorisé jusqu’ici qu’à interroger la logique du discours de deux membres (juifs) du Conseil Constitutionnel français opposés à la Réforme en Israël, Dominique Schnapper et Robert Badinter[1] (qui en fut le président de 1986 à 1996).
Je m’étais aussi intéressé aux alertes lancées en Europe depuis des décennies par de très nombreux juristes, juges, avocats, profs de droit, membres d’institutions d’Etat, contre les dangers de cette dérive, grosse d’un nouveau totalitarisme. Dans un de mes précédents papiers, j’avais cité l’étude d’Éric Desmons : « Démocratie constitutionnelle ou Autocratie judiciaire ? »[2] où il concluait ainsi : « Il y a dès lors, fort à parier que derrière la démocratie constitutionnelle assurant l’empire des droits de l’homme s’active une oligarchie judiciaire (ou une aristocratie ?) d’un genre particulier ».[3]
Aujourd’hui, j’aimerais vous transmettre le regard d’un homme qui durant dix ans (1997-2007) a été le secrétaire général du Conseil Constitutionnel français, Jean–Eric Schoettl[4]. Par ses très nombreux articles, dont on retrouve l’essence dans son livre, ‘’La Démocratie au péril des prétoires’’[5], un livre capital, il nous propose la description précise, argumentée, non-polémique, nuancée et toujours froide, autant comme penseur critique que comme témoin actif, de ce processus que j’ai qualifié de dérive.
Je vais donc essayer d’extraire de trois de ses textes, des moments-clés de sa réflexion. Vous excuserez l’arbitraire de tout choix, et pour y pallier je vous encourage à les lire dans leur entièreté[6]. Je précise que le soulignement en gras est de mon fait.
Extraits d’articles de Jean-Eric Schoettl
I – DIAGNOSTIC
L’expansion des droits fondamentaux, et plus précisément des droits subjectifs, opposables par un particulier à une personne publique, caractérise l’évolution du droit, en France comme partout en Occident, depuis un demi-siècle.
Au terme d’une évolution en cours depuis une cinquantaine d’années, l’ordre constitutionnel dont se réclame le droit occidental contemporain ne comprendrait plus que des droits individuels ou catégoriels, dont la communauté politique en général, l’État en particulier, devraient se borner à assurer la satisfaction et, à la rigueur, la conciliation. Ce fondamentalisme opère tant au niveau idéologique qu’au niveau juridictionnel.
1- Au niveau idéologique
Pour une certaine doxa, tout déplacement du curseur dans le sens de la sécurité, des exigences collectives, de l’ordre public, des intérêts supérieurs de la nation, est liberticide… Dans cette vision, le pouvoir régalien, le pouvoir qu’a l’État de contraindre unilatéralement, est la part honteuse de la souveraineté… Ainsi, au nom de la défense des libertés contre l’État gendarme, toute une partie de la classe politique, médiatique et juridique s’est dressée avec constance, depuis des décennies, contre l’attribution à la police de moyens modernes d’investigation… Les politiques régaliennes se voient corsetées par une jurisprudence faisant toujours davantage prévaloir les droits des individus et des groupes sur les intérêts supérieurs de la collectivité, ainsi que par un droit humanitaire toujours plus invasif.
2- Au niveau juridictionnel
Nos cinq Cours suprêmes (trois nationales et deux supranationales), sur la base des énoncés souvent vagues figurant dans nos Chartes des droits fondamentaux (Constitution et Traités), censurent fréquemment le déplacement du curseur lorsqu’il se fait dans le sens des exigences collectives. Elles le font sur le fondement d’une conception abstraite des droits de l’homme, donnant lieu (au travers du « contrôle de proportionnalité ») à une jurisprudence impressionniste qui ne fait pas la part belle à l’intérêt général.
La quatrième composante de l’État de droit (le contrôle juridictionnel) s’est hypertrophiée au cours du demi-siècle écoulé. Cette quatrième composante tend désormais à inhiber les trois autres et plus particulièrement les fonctions régaliennes de l’État. Parmi les facteurs ayant conduit à cette hypertrophie :
- Justiciabilité illimitée des actes des pouvoirs publics (lois, règlements, décisions individuelles, omissions d’agir, etc.);
- Multiplication des voies de recours (pénales, civiles, administratives, constitutionnelles, conventionnelles) contre ces actes;
- Pouvoirs accrus conférés au juge (pouvoir d’injonction à l’égard de l’administration par exemple);
- Possibilités de saisine offertes aux associations militantes (constitution de partie civile, interventions, etc.)……
- Manque de retenue («self restraint»), voire «hubris» du juge dans l’exercice de son office. Le juge peut se rêver incarnation du Bien ; non plus simple autorité, ni même pouvoir au milieu des pouvoirs, mais pouvoir au-dessus des pouvoirs.
Ce formatage est stimulé par l’action militante d’activistes et d’ONG.
Au modèle ambitieux – mais rationnel, réaliste et responsable – de gestion des affaires publiques, que je qualifierais de mendésien, s’opposent la prépondérance des droits subjectifs et des principes abstraits, la judiciarisation de la vie publique, le règne de la sensiblerie et de la moraline, qui, depuis que nous sommes entrés dans « l’Empire du Bien » de Philippe Muray, c’est-à-dire depuis une cinquantaine d’années produisent une « démocratie contentieuse » (Jean Paul Pagès).
II – Conséquences
Ce n’est plus le représentant élu qui détermine les politiques publiques, mais les Cours de justice. D’où une atteinte chronique à la séparation des pouvoirs.
La loi promulguée n’est plus une valeur sûre. Elle est devenue un énoncé précaire et révocable, grevé de la double hypothèque du droit européen et (surtout avec la « question prioritaire de constitutionnalité ») du droit constitutionnel. Elle n’exprime plus une volonté générale durable, mais une règle du jeu provisoire, perpétuellement discutable, continuellement à la merci d’une habileté contentieuse placée au service d’intérêts ou de passions privés.
Les pouvoirs publics ne peuvent plus arbitrer, ce qui est pourtant au cœur du politique et ce qui est le terrain d’élection de la recherche de l’intérêt général…. L’État de droit se voit contraint si rigidement que les pouvoirs publics démocratiques ne peuvent plus guère déplacer le curseur que dans un sens, tout déplacement en sens inverse étant exposé à une censure aussi sévère qu’imprévisible dans ses motivations et sa portée ;
Il en résulte une abstention et donc une perte d’efficacité de l’action publique qui détériore le pacte social (car l’affaiblissement des fonctions régaliennes dégrade les conditions d’exercice effectif des droits et libertés) et désespère les citoyens, les poussant à l’autodéfense ou à la protestation populiste ;
La brutalité de l’autorité judiciaire à l’égard des responsables politiques, parce qu’elle atteint les institutions à travers leurs titulaires, porte préjudice à la souveraineté populaire. Elle n’en surfe pas moins sur le populisme. Celui-ci se nourrit de l’idée que nos élus sont indignes de nos suffrages, que nos ministres ne sont pas intègres. Presse et justice sont tout autant les instruments que les déclencheurs de cette propension collective, jamais complètement assouvie, au lynchage de ceux qui nous gouvernent. La traque judiciaire des responsables publics forme un cercle vicieux avec l’obsession de vertu qui s’est emparée de nos us et coutumes politiques au cours des années récentes. La France a importé à cet égard, comme l’explique Régis Debray, le modèle puritain de l’Europe protestante. L’aspiration à la probité absolue, comme tous les intégrismes, conduit à la chasse aux sorcières.
L’état d’esprit dans lequel le juge use de cette latitude décisionnelle n’est pas fortuit. Il est inspiré par un air du temps, se propage d’un juge à l’autre et traduit des rapports de force. Loin d’être ce tiers impartial, cette « bouche de la loi » que nous voulons encore voir en lui avec Montesquieu, le juge est partie prenante au jeu social et en transforme les règles.
Bien sûr, comme l’histoire nous l’a appris, la démocratie ne saurait se réduire à la volonté majoritaire qui peut être tyrannique et dont les risques de dérapage sont redoutables. Les Chartes des droits et les juges qui en assurent le respect effectif sont de nécessaires garde-fous.
Mais les Cours de justice doivent-elles négliger une volonté populaire constamment manifestée sur des sujets qui la touchent directement, parce qu’ils ont trait à la continuité de sa culture et à la pérennité de son mode de vie ? Or c’est bien la situation à laquelle nous sommes parvenus, en France comme dans beaucoup de pays occidentaux.
III – COMMENT Y REMEDIER
Pour remonter cette pente, il convient de rétablir la primauté de l’intérêt général. Rétablir la primauté de l’intérêt général, c’est reconnaître la noblesse du politique qui doit arbitrer entre besoins multiples et moyens limités, ce qu’ignore superbement l’intégrisme droits-de-l’hommiste.
Une option forte serait d’inscrire dans la Constitution une possibilité parlementaire de « passer outre » aux jurisprudences paralysantes des Cours suprêmes. On peut imaginer à cet égard de « forcer » le maintien en vigueur d’une disposition législative déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel (ou contraire au traité par une Cour supranationale), dès lors que le Parlement se prononcerait expressément en ce sens par un vote à la majorité qualifiée intervenant dans un certain délai à compter de la censure… Ces changements seraient considérables, mais ils tendraient à reconfigurer l’État de droit et non à y renoncer.
Seule une modification de sa Constitution permettrait à la France de placer en rétention administrative les radicalisés; de déchoir de la nationalité française les auteurs d’actes terroristes, y compris lorsqu’ils n’ont pas une autre nationalité; de plafonner les flux migratoires; de donner une portée normative à tout ce que la laïcité à la française comporte de coutumier, notamment la discrétion religieuse dans l’espace public et sur les lieux de travail; de maintenir dans des centres fermés les demandeurs d’asile tant que leur dossier est en cours d’examen; de faire pratiquer des contrôles d’identité par les forces de l’ordre sans avoir à recueillir un agrément judiciaire préalable et sans se voir reprocher un délit de faciès du seul fait que les personnes contrôlées font partie d’une minorité visible; ou de mettre fin, au profit du juge administratif, à la double intervention des deux ordres de juridiction en matière d’éloignement des étrangers;
Quant au contrôle de constitutionnalité, il conviendrait a minima que les parlementaires (groupes, commissions, rapporteurs…) puissent défendre une loi devant le Conseil constitutionnel. Il n’est pas normal que l’exclusivité de la défense de la loi revienne au Secrétariat général du Gouvernement.
J’ai dressé dans mon livre un catalogue de pistes que certains qualifieront de remèdes de cheval.
Par exemple : instaurer une procédure de « dernier mot parlementaire » pour confirmer une loi censurée ; permettre à un Conseil supérieur de la magistrature (CSM) rénové de connaître des atteintes au devoir d’impartialité ; séparer le siège du parquet et donner au garde des sceaux les moyens de mener une véritable politique pénale (dont il puisse répondre devant le Parlement) en plaçant le ministère public sous son autorité et en rendant au ministre de la justice la possibilité de donner au procureur des instructions écrites (versées au dossier) dans les affaires particulières ;
Ce changement de paradigme prendrait à rebrousse-poil cinquante ans d’évolution des idées politico-juridiques en France comme en Europe. Pour autant, ces changements constitutionnels et conventionnels mettraient en place un cadre juridique proche de ce qu’il était en France il y a un demi-siècle. Dira-t-on que la République que présidaient Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing n’était pas un Etat de droit parce qu’il n’y avait ni référé libertés, ni question prioritaire de constitutionnalité ? Dira-t-on que les Pays-Bas ou la Suède, qui ne connaissent pas le contrôle de constitutionnalité, ne sont pas un Etat de droit ?
IV – L’Europe
Le droit de l’Union européenne prévaut sur tous les textes de droit interne (français), y compris législatifs, y compris constitutionnels.
Ajoutons que la Constitution a consenti à son autolimitation dans son titre XV qui élève au rang constitutionnel les traités sur l’Union européenne et sur le fonctionnement de l’Union européenne signés à Lisbonne le 13 décembre 2007.
La Cour de cassation et le Conseil d’Etat sont clairement dans une relation de subordination à l’égard des cours de Luxembourg et de Strasbourg.
La loi, et donc le rôle du Parlement, ne peuvent que pâtir d’une situation dans laquelle le juge ordinaire peut (et même doit) écarter la loi nationale qu’il estime contraire à nos engagements internationaux, y compris au droit européen dérivé (directives et règlements).
Seule une modification du droit européen permettrait à la France par exemple de rétablir des contrôles frontaliers ; de placer rapidement en centre de rétention administrative les étrangers en situation irrégulière ne présentant pas de garanties de représentation suffisantes; ou d’édicter des obligations de neutralité religieuse sans se voir taxée d’atteinte à la liberté religieuse ou de discrimination indirecte;
Seule une dénonciation de la convention de Genève (ou du moins une suspension de sa participation à cette convention) permettrait à la France de refouler un trop-plein de demandeurs d’asile.
S’agissant du droit européen, les modifications doivent se faire à l’unanimité (traités) ou à la majorité qualifiée (droit dérivé). Elles exigent donc de nouer des alliances.
(à suivre)
[1] https://lphinfo.com/de-charybde-en-scylla-de-schnapper-en-badinter-par-jean-pierre-lledo/
[2] (Revue des deux Mondes Fev-Mars 2018)
[3] https://lphinfo.com/le-putsch-dejoue-par-jean-pierre-lledo/
http://www.kountrass.com/jean-pierre-lledo-le-putsch-dejoue/
[4] https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/ma-cinquantaine-rue-de-montpensier
[5] Jean-Eric Schoettl, Gallimard, « Le Débat », 2022.
[6] 3 Textes de Jean-Eric Schoettl :
https://metahodos.fr/2021/08/29/il-faut-reconfigurer-letat-de-droit-pas-y-renoncer/
Entretien avec Jean-Eric Schoettl. «Rétablir la primauté de l’intérêt général» – https://metahodos.fr/2021/08/12/24549/
Interview de Jean-Eric Schoettl : https://atlantico.fr/article/decryptage/jean-eric-schoettl-l-emprise-du-juge-est-aujourd-hui-telle-que-le-legislateur-et-l-administration-cherchent-plus-souvent-a-minimiser-le-risque-contentieux-qu-a-satisfaire-les-besoins-de-la-collectivite
« Démocratie contre supranationalité : la guerre des juges aura bien lieu » ( et rappel du conflit franco- français). https://metahodos.fr/2021/08/20/democratie-contre-supranationalite-la-guerre-des-juges-aura-bien-lieu