Ce jour-là, la salle des profs de la fameuse école Yabné de Paris est en ébullition. J’ai un peu de mal à comprendre ce qui se passe et je me dirige d’un pas hésitant vers le surveillant général, à qui je demande gentiment s’il peut me montrer où se trouvent les garçons de 3ème à qui je dois présenter le programme de Kfar Maimon. À cette époque, en effet, Hemdat Hadarom n’existait pas encore et le lycée thorani m’avait envoyé en France pour recruter des élèves. À peine les profs avaient-ils compris que je venais d’Israël que le tollé devint général. « Quoi, vous osez venir ici, après ce que votre copain vient de dire à nos élèves ? », « pas question de laisser entrer à nouveau un représentant d’Israël ! » et encore : « Dites-lui bien qu’il ne remettra plus les pieds ici ! ». C’est alors que j’appris enfin la raison du scandale. Le « copain » qui m’avait précédé était le directeur de « bnot tsion », le pendant féminin de Kfar Maimon, qui propose alors aux lycéennes francophones de venir passer leur bac en Israël. L’homme, que je connaissais à peine pour l’avoir croisé une ou deux fois auparavant, avait osé citer en classe l’adage talmudique selon lequel : « celui qui réside en dehors d’Israël est comparable à l’idolâtre ». L’une des élèves, choquée, crut bon d’objecter que, parmi ceux qui résident en France, il y a aussi le rabbin de sa synagogue et le directeur de son école. Sont-ils eux aussi considérés comme des adorateurs d’idoles ? « Bien sûr, s’était-elle entendue répondre, le texte ne fait pas de différence entre une élève de 3ème et son directeur… » ! J’eus beau expliquer que les deux programmes n’étaient pas liés et que je ne me serais jamais permis, quant à moi, de citer un tel texte, je dus ce matin-là renoncer à ma rencontre avec les 3ème garçons, victime de l’amalgame, comme on dit aujourd’hui.
C’est ainsi que je fis la connaissance d’Elie Yossef. C’était il y a près de 30 ans ! Cette semaine, je lui ai rappelé l’incident. Son sourire voulait dire : « J’y suis peut-être allé un peu fort mais elles l’avaient bien cherché ». L’homme, vous l’aurez compris, n’est pas un adepte du politiquement correct. Il dit ses vérités les plus dérangeantes à qui veut bien l’entendre et même et surtout à qui ne le souhaite pas vraiment. Il y a quelques semaines, je rencontrai l’une de ses anciennes élèves. Elle m’en parlait, tant d’années après, avec admiration. « Il était un peu fou, d’accord, et sans doute personne ne l’a prévenu que la guerre d’Indépendance s’est achevée depuis 67 ans, mais je le remercie encore aujourd’hui de m’avoir convaincue de rester en Israël alors que je n’y étais venue que pour passer les vacances d’été. Lorsque je lui ai dit que ma mère ne voudra jamais que je reste ici, il prit l’avion pour lui parler et réussit à la convaincre », me dit-elle. – Mais toi, comment t’avait-il convaincue ? – oh moi, c’est simple, il m’avait confisqué mon passeport pour m’empêcher de rentrer à Paris !…
Si aujourd’hui les méthodes de l’homme sont moins… expéditives, il continue cependant à se battre pour des causes qui lui tiennent à cœur avec toujours autant de détermination. Hier, pour la libération de Pollard ou le souvenir de Raoul Wallenberg et récemment, contre la vente d’armes au Soudan. Elie fait depuis quelques temps dans une indifférence médiatique quasi générale la grève de la faim parce que l’idée que la dictature soudanaise puisse assassiner des femmes et des enfants avec des armes israéliennes lui est proprement insupportable ! Il bombarde les députés, les ministres et les journalistes de messages réclamant que la Knesset vote une loi interdisant la vente d’armes aux régimes qui bafouent ainsi les droits les plus élémentaires de l’être humain. L’ambassadeur d’Israël au Sud Soudan a beau lui affirmer qu’Israël ne leur vend plus d’armes, il n’en démord pas. « Et alors ? Même si c’était vrai et ça ne l’est pas, nous les vendons à l’Ouganda qui les refile aux Soudanais qui massacrent des femmes et des enfants, et nous le savons fort bien ! Quelle hypocrisie ! Avons-nous oublié ce que nous sommes, d’où nous venons et que nous devrions être une lumière pour les nations » ?
Elie, lui ai-je finalement demandé, pourquoi l’idée qu’un enfant soudanais puisse mourir t’empêche-t-elle à ce point de dormir ? N’avons-nous pas d’autres priorités, d’autres préoccupations sécuritaires en ce moment en Israël ?
Sa réponse, toute prête, partit comme une flèche : « Le petit Soudanais assassiné devant sa mère m’empêche de dormir pour la même raison que le cri du petit enfant juif en Hongrie en 1944 empêchait Raoul Wallenberg de fermer l’œil, lui qui n’était ni Juif ni hongrois et qui pourtant sauva au péril de sa propre vie celle de milliers de nos frères » ! Je dois avouer que, s’il m’est désagréable de penser que des petits Soudanais sont assassinés avec des armes israéliennes, cela ne m’empêche pas de dormir. Vous ne me verrez sans doute pas non plus de sitôt faire une grève de la faim pour tenter d’arrêter ça. Je suis tout juste capable d’en faire un modeste papier pour ‘Le P’tit Hebdo’. Mais je suis heureux de savoir qu’il existe dans notre pays quelques Elie Yossef qui prennent le temps de tirer pour nous la sonnette d’alarme et qui prennent au sérieux l’impératif divin de se sentir concernés par le sort de nos frères humains quels qu’ils soient. Ils représentent pour moi la conscience d’Israël.
Arrêtez-moi si je dis des bêtises !
Rav Elie Kling