Article d’Eden Levi Campana
La Knesset, ce sanctuaire de la démocratie israélienne, s’apprête à célébrer soixante seize ans d’existence. 76 ans de débats enflammés, de lois votées, d’idées confrontées, d’idéaux portés et parfois déchirés. 76 ans où l’écho des paroles prononcées sous sa coupole résonne bien au-delà de ses murs, traversant les âges comme un écho de l’Histoire, entre bénédiction et malédiction, entre construction et destruction, entre divisions et Unité.
La Knesset c’est la somme de l’Histoire d’Israël, la somme des histoires de son peuple. Parlons de Rachel et Eliyahou. Ils avaient embarqué sur un navire, les yeux rivés vers un avenir incertain. Dans l’entrepont saturé d’espoirs et d’ombres, Rachel et Eliyahou avançaient vers cette terre promise, qu’ils n’avaient jamais foulée, mais qui vivait en eux, depuis toujours. Rachel et Eliyahou étaient l’exil, ils étaient l’attente, ils étaient l’Histoire en marche, cette Histoire cruelle et implacable qui leur refusa l’arrivée. Refoulés, rejetés, ramenés en lieux et places de l’Holocauste, sur un sol maudit, ils touchèrent de nouveau l’Europe, cette prison à ciel ouvert qui avait broyé les leurs. Ici le mot Génocide avait un sens. Pourtant, debout sur le quai, Rachel murmura : « Nous reviendrons ». Et Eliyahou, d’une voix sourde, promis : « Plus jamais ils ne décideront pour nous. »
Alors ils revinrent. Par la mer dérobée, par les routes clandestines, par cette rage inexplicable, par la volonté plus forte que les murailles. Sous le soleil d’Eretz Israël, ils apprirent à vivre mais aussi à se battre, non par haine, mais par obligation. Puis vint 1948. Un jour, une Nation, un peuple, un cri, une proclamation. « Israël existe » dit Rachel dans un souffle d’émotion. Bonheur éphémère. La guerre éclata la seconde suivante, mais cette fois, ils ne fuyaient plus : ils défendaient, ils gagnaient. Ça deviendra une tradition de gagner, en 6 jours ou en 600 jours.
Le 14 février 1949, Rachel et Eliyahou vivaient l’incroyable, la Knesset tint sa première session. Devant l’édifice encore modeste, Rachel et Eliyahou se tenaient côte à côte. Rachel regarda la bâtisse, Eliyahou leva les yeux vers l’étendard bleu et blanc flottant au vent. Ils étaient là. Ils avaient survécu, ils avaient bâti, ils avaient vaincu Amalek et Samaël. Rachel sourit. Eliyahou hocha la tête et souffla, le regard fier : « Nous sommes enfin chez nous. »
Ce jour-là, la Knesset naquit comme une promesse, comme le Nassi Rabban Gamliel établissait les premières institutions du Sanhédrin après la destruction du Second Temple, cherchant à préserver l’unité du peuple malgré la dispersion. Une assemblée pour un peuple, un sanctuaire pour la parole, une tribune pour les âmes d’Israël. Comme un jeune olivier encore fragile mais aux racines déjà profondes, elle s’éleva avec l’élan de la fondation de l’État. Elle fut dès ses premiers instants le reflet de l’âme juive, partagée entre les tribus, diverse dans ses courants, mais unie par une destinée commune. Elle voulait légiférer, décider, structurer l’avenir d’Israël, bâtir un État où les prophètes et les juges du passé trouveraient une résonance dans le verbe des députés modernes, la voix d’Israël, celle d’un corps unique dont chaque membre est indispensable.
Rabbi Yehouda HaNassi, dans la compilation de la Michna, insistait sur l’importance de la cohésion au sein d’Israël, affirmant que ‘le monde tient sur trois choses : la justice, la vérité et la paix’ (Pirkei Avot 1:18). « Kol Israël arévim zé bazé », tout Israël est garant l’un pour l’autre (Talmud, Shevouot 39a). Cette garantie se fragilise lorsque le venin de la Sinat ‘Hinam, la haine gratuite, s’insinue entre les fils d’Avraham. La division ne fut-elle pas la véritable arme qui fit tomber Jérusalem bien avant que les légions romaines n’y pénètrent ? Nous le savons, le Temple ne s’effondra pas sous le poids des catapultes, mais sous celui des querelles intestines, des rancœurs nourries, des frères devenus ennemis. Oui, l’Histoire du peuple juif est parfois celle d’une humanité fracturée, où la rivalité fraternelle se transforme en tragédie universelle, quand résonne la question de D-ieu à Caïn :« Où est ton frère ? »
Ces dernières années en furent un écho troublant. En novembre 2022, Benjamin Netanyahou fut élu Premier ministre. Dès janvier 2023, la proposition d’une réforme judiciaire déclencha une vague de contestation sans précédent. Des manifestations de grande ampleur éclatèrent dans tout le pays, opposant deux visions irréconciliables de l’État d’Israël. Et puis vint le 7 octobre 2023. Comme dans l’histoire ancienne, où les querelles internes précédaient souvent les invasions et les destructions, la division fragilisait Israël avant que ne surgisse le chaos. C’est alors que l’évidence s’imposa : malgré les désaccords, malgré les fractures politiques et idéologiques, Israël ne pouvait survivre sans cette unité intrinsèque qui avait forgé son histoire. Les divisions d’hier furent balayées par la nécessité de faire front commun, rappelant avec force que le destin d’Israël ne se joue jamais dans l’éclatement, mais dans la solidarité.
Dans ce contexte, un autre danger grandissait, insidieux et implacable : la montée de l’antisémitisme à travers le monde. Le Rav Meïr Simcha de Dvinsk avait prévenu dans son commentaire Meshekh Chokhma que lorsque les Juifs oublient leur destin commun, l’histoire se charge de leur rappeler par l’adversité. À chaque époque, ce spectre ressurgit, utilisant des formes nouvelles mais portant toujours la même intention destructrice. De l’Europe aux États-Unis, des slogans haineux s’élevaient, des attaques se multipliaient, des manifestations où résonnaient des appels à la destruction d’Israël venaient rappeler que le rejet du peuple juif n’avait jamais disparu, qu’il se réinventait sous de nouveaux masques.
Chaque crise en Israël semblait être un prétexte pour que la haine millénaire se réveille, pour que les accusations se propagent, pour que les pogroms du passé résonnent dans les discours contemporains. Eliyahou et Rachel en savent quelque chose. Cette dernière pense que face à cette menace, l’Ahavat Israël, l’amour du peuple juif, n’est pas seulement un idéal spirituel, mais une arme essentielle. Rabbi Akiva enseignait que « Ve’ahavta lere’akha kamokha » – aimer son prochain comme soi-même – était le grand principe de la Torah. Cette maxime, bien plus qu’une exhortation morale, était la clé de la résilience d’Israël. Ce n’est pas la force militaire seule qui avait permis la survie du peuple juif à travers l’exil et les persécutions, mais sa capacité à s’unir face aux tempêtes, à transformer l’amour fraternel en un rempart contre la haine extérieure. Lorsque les Juifs se soutiennent mutuellement, lorsque les clivages s’effacent au profit de la solidarité, alors l’ennemi, aussi féroce soit-il, se heurte à un mur indestructible. « Eliyahou, où est ton frère ? ». Il écrit L’Histoire d’Israël ? Cette Histoire jalonnée de ces moments où, malgré les blessures internes, l’Ahavat Israël a su restaurer ce que la haine gratuite avait détruit ?
Des années après la première session de la Knesset, Rachel et Eliyahou étaient là. L’Institution connue des alliances contre nature, des coalitions improbables, des trahisons et des réconciliations. Rabbi Akiva enseignait que l’ahavat Israël, l’amour du prochain, est le grand principe de la Torah, mais ses propres disciples périrent dans une épidémie parce qu’ils ne se respectaient pas suffisamment (Yevamot 62b). Que dire alors d’une assemblée qui débattrait sans s’écouter, qui légiférait sans chercher à construire ensemble ? La politique d’Israël est un exercice périlleux où la passion est à la fois force et danger, où le feu sacré du verbe peut tout aussi bien illuminer que consumer. La Knesset est un champ de bataille où s’affrontent les idées, mais elle doit être aussi une nef où l’esprit de concorde transcende les clivages.
Hillel et Shammaï s’opposaient, mais la Halakha tranchait toujours en faveur de Hillel car ses disciples, avant d’exposer leur propre position, enseignaient d’abord celle de leur adversaire (Erouvin 13b). Cette humilité, cette capacité à considérer l’autre comme une partie essentielle du débat, est la clé d’une unité véritable. Il ne s’agit pas d’effacer les divergences, mais de les sublimer, de les rendre constructives, d’en faire la richesse d’une nation qui, malgré ses luttes intestines, demeure unie face à l’adversité.
Le Zohar enseigne que la Shekhina, la Présence divine, ne repose sur Israël que lorsqu’il est uni. Lorsque les âmes d’Israël s’éloignent les unes des autres, c’est la lumière divine qui s’amenuise. La Knesset, en tant que cœur battant de la nation, est plus qu’un simple Parlement : elle est un symbole du destin commun du peuple juif. Son rôle ne se limite pas à voter des lois ; elle doit incarner l’unité dans la diversité, la fusion des sensibilités en une seule voix collective.
La Knesset est une forteresse, comme l’étaient autrefois les académies de Soura et de Poumbedita en Babylonie, où malgré l’exil, le peuple juif forgeait ses lois et consolidait son identité. Une forteresse qui a survécu aux tempêtes politiques, aux affrontements idéologiques, aux tensions internes et aux crises nationales, car chaque génération, comme le rappelait le Maharal de Prague, porte la responsabilité de reconstruire ce qui a été brisé. Elle est un bastion d’espérance et de mémoire, où chaque siège porte l’écho des âmes qui ont façonné Israël. Elle est un témoignage vivant de la capacité du peuple juif à surmonter ses divisions, à transcender ses querelles, à réapprendre, encore et encore, l’art difficile de l’unité.
Lorsque Moïse gravit le mont Sinaï, ce n’est pas un homme qui monta, mais un peuple qui s’éleva. Lorsque les Hébreux traversèrent la mer Rouge, ce n’est pas une somme d’individus qui marcha, mais une nation entière qui avança. Israël est un orchestre où chaque instrument joue sa propre note, mais où la symphonie ne prend tout son sens que dans l’harmonie de l’ensemble. La Knesset, dans ses soixante-seize ans d’existence, a le devoir de faire résonner cette symphonie, de rappeler que l’unité ne signifie pas l’uniformité, mais la conscience que l’on ne peut exister qu’ensemble. Sinat ‘Hinam détruit ce que mille guerres ne sauraient abattre. Israël s’est relevé de chaque chute, a bâti sur ses ruines, a transcendé ses malheurs. À l’aube de cette date anniversaire, que la Knesset soit plus qu’un champ de bataille politique, qu’elle devienne le symbole d’un Israël uni dans sa diversité, fidèle à son héritage et tourné vers l’avenir.
Rachel et Eliyahou sont allégorie. Ils sont l’exil et le retour, la peine et l’espoir, la mémoire et l’avenir. Ils sont le peuple dispersé et rassemblé, errant sur les mers, debout sur sa terre. Ils sont l’instant, quand Rachel pose la main sur une pierre de la Knesset, quand Eliyahou laisse son regard courir autour d’elle. Partout, des vies, des voix, des bâtisses où il n’y avait que vent et poussière.
– Qui aurait cru… murmure Eliyahou.
Rachel sourit.
– Nous.
Eden Levi Campana