Interview réalisée par Ilan Levy pour Actualité Juive numéro 1671
Si le grand public connaît Le Chat du rabbin, Petit Vampire et autres bandes dessinées de Joann Sfar, peu connaissent l’histoire de ce gamin de Nice, qui a grandi sans sa mère et beaucoup fréquenté la synagogue, lieu d’amour familial et aussi de rejet, qu’il quittera jeune pour rejoindre l’équipe de sécurité…de sa synagogue et lutter contre les skinheads, dont certains deviendront ses amis.
Pourquoi avoir choisi comme titre La Synagogue, alors que c’est un lieu que vous avez fréquenté enfant et vite fui ?
Joann Sfar : C’est bien sûr pour rire, j’aimais fréquenter la synagogue ni plus ni moins que les autres garçons de mon âge. Ce que j’aime, c’est que le lycée Masséna avec son drapeau français est à côté, ce voisinage m’a donné une bonne vibration. J’ai un rapport particulier au sacré, ma famille maternelle a été tuée pendant la Shoah par balles, mon grand-père, qui se destinait à être rabbin, a tout abandonné en venant en France. Mon père, juif
de Sétif en Algérie, pur produit du Consistoire, devient religieux au décès de ma mère. Ça l’a sauvé, mais il ne m’a pas demandé mon avis, il était mon héros et il me faisait peur. Quand je suis devenu vigile devant la synagogue, j’ai aussi fui mon père. Mon père a souhaité qu’on me cache le décès de ma mère entre 3 et 5 ans, il se protégeait sans doute. Puis, ensuite, il me racontait tout, je suis passé d’une innocence inquiète à un monde d’adultes. Ce que raconte le livre, ce sont les combats politiques et judiciaires de mon père comme avocat. J’ai tout fait pour être à sa hauteur Je suis content de l’adulte que je suis, ses choix m’ont construit.
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance à Nice, notamment vos combats contre le fascisme ?
JS : J’ai quand même eu une enfance très joyeuse. Comme la plupart des jeunes Juifs, j’aimais ce qui était important et secret, d’où mon engagement au service de sécurité de la communauté. En réalité, c’était du gardiennage avec l’accord du ministère de l’Intérieur, je n’ai rien fait d’héroïque, à part garder l’entrée de
la synagogue, sous la pluie le plus souvent. À Nice, en fréquentant les cafés, on rencontrait vite des jeunes
skinheads, qui étaient souvent des gars perdus qui voulaient s’opposer à leurs parents et on devenait
amis. C’était de la guéguerre d’adolescents. À l’inverse, quand Le Pen a fait applaudir un ancien SS à Nice, j’ai compris que ses idées commençaient à empoisonner le monde. Dans la salle, les gens étaient des gens ordinaires. Le combat culturel commençait. Je viens de Nice, qui est souvent vue comme une ville d’extrême
droite. Je n’aime pas cela, ici, les gens s’engueulent puis mangent ensemble, c’est sans doute plus hypocrite ailleurs. Nice n’est pas une ville raciste.
Quelle place a tenu votre père, alors que votre mère a disparu très tôt dans votre vie ?
JS : J’ai grandi entre deux mâles dominants ; mon père, juif d’Algérie et pur produit de la méritocratie républicaine, qui croyait en la justice car il a vu un avocat en Algérie empêcher un Arabe d’être condamné à mort. Il était aussi paradoxalement très bagarreur. Il me disait : « j’ai commencé avocat des putes, puis des truands, pour finir avocat des banques ». Mon grand-père maternel parlait 10 langues mais ne croyait plus en rien, il avait été résistant et médecin. J’ai grandi entre ces 2 clichés juifs ; la petite frappe d’Afrique du Nord et l’intello d’Europe de l’Est, sans compter deux anciens élèves du lycée – Joseph Kessel et Romain Gary. Ce qui fait tout de même quatre mâles très dominants.
Dans ce roman graphique, sorte de mémoire de quelqu’un qui a réchappé du Covid, vous évoquez le dessin, ce qui vous a amené à être dessinateur ?
JS : J’ai toujours fait ça, je dessinais tout le temps à l’école sans être forcément le meilleur. J’écris des carnets depuis une trentaine d’années que je publie. Le dessin est une autre manière d’appréhender le monde, c’est mon langage. Je ne me demande pas si quelque chose est beau ou non, mais si mon dessin raconte ce que j’ai voulu
dire.
Vous évoquez les nombreux attentats et actes antisémites depuis 1972, que vous qualifiez de « météorologie antijuive », on vous sent pessimiste, voire impuissant face à ce fléau…
JS : Nous avons eu une accalmie, une sorte de décence, après la guerre, puis la haine a repris ; pour détester les Juifs, on n’a même pas besoin de les voir. J’étais récemment dans un taxi où le vieux chauffeur portugais délirait
sur les Juifs et le Portugal. Ça lui a fait plaisir de me raconter cela. Oui, la haine peut faire plaisir, simplement, et il est difficile de lutter contre la haine.
Propos recueillis par Ilan Levy pour Actualité Juive numéro 1671
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