Abraham n’est pas Moïse.
Moïse, serviteur de Dieu, agit selon les ordres qu’il reçoit. C’est le plus grand des prophètes, car il est aussi l’homme le plus humble. Il pouvait ainsi recevoir et transmettre intacte la Parole divine.
Abraham, lui, est le père de la nation juive. À ce titre, il prend des initiatives. Il marche « au-devant de Dieu[1]. » Spontanément, il attaque quatre rois puissants pour délivrer son neveu Loth[2]. Enfin, sans en référer à Dieu, il contracte une alliance avec Abimèlekh, signant avec son ancien ennemi un traité de paix qui est aussi une renonciation à une partie d’Eretz Israël[3].
Dans une première lecture, il semble que Dieu ne conteste point les initiatives d’Abraham. Ce dernier a compris que l’homme ne doit pas se fier aux miracles et qu’il doit agir dans le sens de l’histoire. Aussi, lorsque la sécurité des siens est menacée, il n’attend pas un quelconque ordre divin. Sans hésiter et avec courage, il se jette dans un combat inégal.
Ce n’est qu’après la victoire qu’il prend peur[4]. Peut-être a-t-il tué des innocents ? Quant aux représailles, elles pourraient être terribles. C’est alors seulement qu’il prie Dieu, qui se révèle enfin à lui pour le rassurer[5]. Plus tard, lorsqu’Abimèlekh lui propose la paix, il n’interroge pas Dieu, préférant utiliser les facultés de discernement que le Tout-Puissant lui a données. Il obtient de sa part l’engagement de ne plus lui nuire, de mettre fin au « terrorisme » et, de son côté, renonce à ses droits sur une partie de la terre jurée.
A priori, il semble qu’ici aussi, Dieu ait approuvé l’attitude d’Abraham puisqu’Il ne lui fait aucun reproche. Mais les Sages d’Israël, dans le Talmud et le Midrach, ont sévèrement critiqué Abraham pour chacune de ces initiatives et leurs reproches ont valeur d’enseignement pour toutes les générations. Ils ne contestent pas la valeur irremplaçable de l’acte de sauvetage, mais ils n’acceptent pas tous les moyens mis en œuvre par le père de la nation : « Pourquoi nos ancêtres furent-ils asservis en Égypte ? C’est parce qu’Abraham envoya au combat les jeunes élèves qui étudiaient la Thora[6]. » Le Maharal explique qu’Abraham manqua de foi en Dieu en faisant partir en guerre des personnes qui n’étaient, à cette époque, pas désignées pour cette mission. Pour aller en guerre, il faut enrôler les soldats et ne pas perdre la tête en appelant les uns et les autres sans distinction. On peut ajouter que nos Sages ont voulu, par leur critique, donner un message universel. La spiritualité ne doit jamais quitter Israël, et même lorsqu’on pratique cette mitzva essentielle qui est de sauver la nation, il ne faut jamais perdre de vue la finalité spirituelle. Les maisons d’étude ne doivent jamais fermer. Cette harmonie qui doit régner entre la vie spirituelle et l’action nationale est le fondement de l’antique loi qui demandait que l’Arche sainte accompagnât les soldats dans leurs combats.
C’est le reproche inverse que les Sages d’Israël adressent à Abraham lorsqu’il contracte son alliance avec Abimèlekh. Cette terre appartient à Dieu qui l’a attribuée au peuple d’Israël. Il n’a pas le droit de l’aliéner. Ce premier refus d’Eretz Israël sera, pour le Midrach, à l’origine de nombreux malheurs qui s’abattront sur Israël : « Tu lui as donné sept brebis. Eh bien leurs descendants détruiront les sept temples de l’histoire juive[7]. »
Céder Eretz Israël équivaut à refuser la Présence divine qui n’y réside que pour le peuple d’Israël. Lorsque le peuple juif renonce à son pays, et en particulier aux lieux les plus sacrés, c’est le signe qu’il refuse ce que représente cette terre particulière. La punition encourue est la destruction des lieux porteurs de cette Présence. Développant cette idée, le Rachbam explique qu’en réalité, la Thora elle-même rapporte la punition qui fut infligée à Abraham. Il s’agit de la ligature ou du non-sacrifice d’Isaac.
Après l’alliance contractée par Abraham avec Abimèlekh pour lui, son fils et son petit-fils, Dieu se met en colère contre lui, car la terre des Philistins avait été attribuée à Abraham. Alors Dieu lui inflige une épreuve et lui dit : « Tu t’es enorgueilli avec le fils que je t’ai donné pour contracter une alliance entre leurs descendants et tes descendants, va et offre-le en sacrifice et l’on verra à quoi auront servi tes alliances[8]. »
Une façon de nous dire que renoncer de manière définitive à Eretz Israël est une attitude suicidaire.
Extrait de l’ouvrage du Rav Shaoul David Botschko ”A la table de Shabbat”
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[1] Genèse xxiv, 40.
[2] Genèse ibid., 14.
[3] Genèse ibid., 21.
[4] Genèse xv, 1.
[5] Genèse xxiv, 25.
[6] Nedarim 32a.
[7] Midrach cité par Rachbam s/Genèse xxii, 1.
[8] Rachbam s/Genèse xxii, 1.