Permettez-moi de vous rappeler les classiques ; Lucky Luke chevauchant Jolly Jumper et fredonnant au clair de lune : je suis un pauvre cowboy solitaire…Belle image du défenseur de la veuve, du pauvre et de l’orphelin qui repart pour de nouvelles aventures après avoir mis sous les verrous quelques gredins… Certes Lucky Luke n’est pas vraiment seul. Il a son fidèle compagnon sur lequel il est bien en selle et qui le mènera là où son devoir l’appelle, mais il combat seul les forces du mal.
Cette image lointaine me revient en mémoire- pardonnez l’association saugrenue- en cette période de l’année où nous allons devoir affronter la solitude alors même que nous nous réunissons pour les fêtes de Tichri.
Pensez à la Michna de Roch-hachana 16a qui décrit le jour du jugement comme le passage dans un défilé étroit ou l’on doit avancer un à un :
וכל באי עולם עוברים לפניו כבי מרון
« Et toutes les créatures passent devant Lui comme les brebis que l’on compte une à une pour donner le maaser, ou comme les soldats qui défilent un à un devant le commandant (Rachi, 18a). »
La prière commune n’empêche pas que chacun doit se présenter seul devant le Saint béni soit-Il. Toutes les fêtes du mois dit redoutable mettent l’accent sur la solitude comme la condition originelle et ultime de la Créature.
Le jour de Kippour, le Cohen Gadol doit entrer seul dans le Saint des Saints. Ce jour-là, nous lisons dans la Haftara de Min’ha, la fuite de Jonas, sa prière solitaire dans le ventre de la baleine et son désespoir sous l’arbre flétri.
Enfin à Souccot, fête on ne peut plus joyeuse et collective, nous lisons Kohelet, monologue du roi désabusé et déchu, errant comme un mendiant sur les routes.
Nous craignons la solitude sans pouvoir l’éviter. Dès la naissance, nous sommes expulsés du sein maternel et poussons le premier cri, signe de vie et de détresse. Appel à l’aide, à la tendresse, à la mère nourricière, mais aussi première ébauche de parole. Le Talmud attribue ce cri à la chiquenaude de l’Ange sur la lèvre supérieure qui fait oublier au nouveau-né la Torah mystérieuse transmise pendant les mois de la conception.
Pourquoi sur la lèvre ? Le Maharal voit dans ce geste le don de la parole. Le lien qui unissait charnellement la mère à l’enfant va être remplacé par un lien symbolique tressé de paroles.
Notre vie est ponctuée par de multiples et douloureuses séparations, de la naissance au dernier souffle, et chacune d’entre elles suscite en nous un besoin de communication, la plus intense étant celle qui unit les époux. Comme le dit Chir-ha-Chirim, évoquant selon le Midrach à la fois le couple humain et les noces mystiques du Sinaï : « mon âme sort (à l’écoute) de Sa parole. » L’instant miraculeux de la rencontre ne peut durer.
Dans son beau livre intitulé « Solitude », Françoise Dolto évoque les multiples aspects de ce que ce mot recouvre.
« Qui dira la solitude des amants emmurés dans leurs corps opaques… Qui dira la solitude d’une mère devant le sommeil de son enfant dont le jeune destin réserve son inconnu…qui dira la solitude de l’infirme, la solitude du malade en guerre impuissante avec son corps qui le trahit, la solitude des vieux de qui plus personne n’a besoin, la solitude où l’homme perd confiance en lui-même et dans tous les autres… »
Oui, la solitude est un cri, avec ou sans mots, un cri que Levinas a su faire entendre dans sa bouleversante préface à l’édition allemande de Totalité et Infini : « voici la nudité humaine…qui crie son étrangeté au monde, sa solitude, la mort dissimulée dans son être… »
C’est ce cri qui monte dans nos prières de Tichri :
« Ne nous rejette pas au temps de la vieillesse, quand nos forces nous quittent… »
En écoutant la plainte du Chofar, c’est ce cri des êtres délaissés, enfants en manque d’amour, voisins emmurés dans leur solitude, proches et lointains oubliés, c’est ce cri que nous devons entendre et faire entendre.
Trop souvent, nous dormons les yeux ouverts et les oreilles pleines des bruits du monde, nous ne voyons ni n’entendons la détresse de ceux que notre indifférence condamne à la solitude. Tout occupés à vérifier Tefilines et Mezouzot, sans oublier le Loulav et l’Etrog, nous risquons d’ignorer ceux dont la présence trouble notre confort. Il est temps de rétablir un ordre de priorités plus juste.
Plutôt que d’implorer le Ciel pour notre salut, prêtons l’oreille du cœur à cet appel qui, selon Rambam, doit nous faire sortir de notre train-train égoïste : Dormeurs, réveillez-vous !
Tichri rime avec cri et cri avec קריאה : cri qui est demande d’amour et appel à la responsabilité de chacun. Saurons-nous cette fois-ci y répondre ?