Les images sont encore dans nos têtes… L’expulsion des Juifs du Goush Katif, il y a dix ans déjà, reste un traumatisme pour tout le peuple d’Israël et en particulier, évidemment, pour ceux qui étaient en première ligne. Des familles entières arrachées de leur maison, de leur vie, celle qu’ils avaient construite depuis plus de trente ans pour certains… Encore aujourd’hui c’est l’incompréhension : comment en est-on arrivé là ? Et cette incompréhension ne fait que grandir lorsque l’on constate qu’après une décennie, de nombreux anciens du Goush Katif demeurent sans habitation digne de ce nom et attendent toujours les dédommagements promis par l’État… LPH est allé à la rencontre de ceux qui étaient les adolescents du Goush Katif, enfants de parents francophones. Nous avons voulu savoir comment ces jeunes qui avaient entre 13 et 17 ans au moment de l’expulsion ont vécu cette période difficile, et comment ils sont devenus adultes avec la blessure et le manque qui en ont résulté.
1) Comment as-tu réagi quand tu as appris que vous alliez être expulsés de chez vous ?
2) Comment as-tu grandi après le traumatisme ?
3) Attends-tu des autorités un pardon, un regret ?
Tirtsa
Avait 16 ans au moment de l’expulsion du Goush Katif. Habitait à Netser Hazani
1) Quand la nouvelle est tombée, je ne pensais pas que c’était sérieux ! J’entendais tellement parler de donner des territoires, que ce soit le Goush Katif ou en Judée-Samarie, et rien ne se passait finalement. Je pensais que cela n’arriverait pas. C’était inimaginable qu’une telle chose se produise ! Et effectivement, jusqu’à ce que l’on voie les portes du yishouv juif fermées et celles des arabes ouvertes, nous n’y croyions pas. Ces portes closes nous ont renvoyé la dure réalité en pleine face… Jusqu’au dernier moment nous avons cru que nous pourrions rester chez nous. Quand nous en parlions avec mes copines, c’est ce que l’on se disait. Nous parlions beaucoup entre nous et aussi avec les soldats qui étaient sur place. Nous n’étions pas contre l’armée : les soldats étaient nos frères. Nous ne pensions pas un instant leur transmettre notre désarroi. Comment peut-on s’en prendre à son frère ? Les soldats nous gardaient, ils mangeaient chez nous le shabbat, nous vivions ensemble. La situation était tellement dure, ils nous ont cassés de l’intérieur en nous mettant face à ces mêmes soldats pour nous sortir de force de chez nous. Pendant longtemps, je me suis demandée si nous avions fait assez pour empêcher que l’expulsion ait lieu… Puis j’ai compris que, de toute façon, nous ne pouvions rien contre la puissance de l’État.
2) La première nuit, nous n’avions nulle part où aller. Nous sommes allés au Kotel puis des gens de la Yeshivat Hakotel nous ont accueillis. À partir du lendemain, nous avons été trimballés par l’État d’hôtel en hôtel, pendant des mois. Rien n’avait été prévu pour nous loger après l’expulsion ! Pour moi, c’est ce qui a été le plus difficile, en tant qu’adolescente : en nous prenant notre maison, notre foyer, ils ont endommagé notre cellule familiale, notre cocon, ce réconfort que l’on trouve quand on rentre « à la maison ». Comment vivre une vie de famille dans une chambre d’hôtel ?! On nous a pris notre enfance, notre adolescence. Ils nous ont enlevé aussi la « famille Goush Katif » au sens large du terme : nous avions des relations uniques, elles sont finies…
Ma chance a été la force de mes parents et leur éducation. Ils ont toujours été là pour moi, mes grands frères aussi. J’allais souvent chez mon frère marié qui vivait à Jérusalem, c’était mon îlot de tranquillité. Mais j’ai vu certaines de mes copines cassées, perdues… Mes parents sont forts, je n’ai pas eu à les soutenir, mais pour certains les enfants ont dû devenir les parents de leurs parents, ils ont dû soutenir la famille. L’expulsion a brisé quelque chose dans la relation que nous, adolescents, avions avec nos parents et avec l’État. La blessure est très difficile à guérir.
3) Je n’attends pas de pardon, mais des réponses ! Des réponses aux préoccupations quotidiennes des familles expulsées qui vivent toujours dans des conditions difficiles. Nous avons vécu pendant 8 ans dans une caravane, et nous y avions laissé une si belle et si grande maison… Que l’État s’occupe de ces gens formidables qui ont construit le pays !
Hillel
Avait 13 ans au moment de l’expulsion. Habitait à Bdolah
1) Quand on a commencé à parler sérieusement d’expulser les Juifs du Goush Katif, j’ai regardé mon père : il était mon exemple. Je comprenais que cela allait être triste… Et je me disais que peut-être cela n’était pas vrai. Mais petit à petit, j’ai vu que de plus en plus de soldats arrivaient sur place, j’ai vu Maman pleurer. Mon père, derrière son dos, nous disait de commencer à emballer nos affaires. Ma mère ne pouvait rien faire, elle ne pouvait se résoudre à accepter cela. En tant qu’enfant de 13 ans, j’ai été choqué par la tristesse des gens que j’aimais. C’est un peu comme un coup de couteau, c’était très difficile.
2) Le jour de l’expulsion on s’est sentis jetés… Tout le monde pleurait… Nous avons eu le sentiment d’être abandonnés. Et aujourd’hui encore, dix ans plus tard, je me sens toujours abandonné. Je voyais mes parents recommencer leur vie à 40 ans, je comprenais que c’était très difficile. Je me disais, du haut de mes 13 ans, que ce n’était pas le moment de pleurer avec eux. Quelques années plus tard, je suis rentré à l’armée. Certains anciens du Goush Katif ne pouvaient plus voir un uniforme. Pour moi, c’était naturel d’y aller. En tant que soldat, je n’aurais pas fait cela, même si j’avais dû faire un an de prison pour avoir refusé. Mais je sais que les soldats étaient tristes de nous sortir. Je les ai vus pleurer avec nous. Quand j’avais 13 ans, je considérais les soldats comme mes grands frères, ils m’aidaient. Ils n’ont fait que respecter les ordres qu’ils ont reçus. Je ne leur en ai pas trop voulu, mais surtout au gouvernement. Une personne de notre mochav est morte de tristesse, des couples ont divorcé, des jeunes ont mal tourné… Nous souffrons encore de tout cela. Aujourd’hui, le Goush Katif me manque toujours autant, je regarde des photos et j’ai envie de pleurer. Mais il faut avancer.
3) Je n’attends pas de pardon mais qu’ils donnent de l’argent et une maison à ceux qui ont été expulsés puis littéralement abandonnés ! Le Goush Katif était un paradis, un lieu empli d’amour gratuit.
Deborah
Avait 16 ans au moment de l’expulsion. Habitait Bdolah
1) Nous ne pouvions croire que cela allait se produire. Ma famille a beaucoup de foi, en particulier ma mère. Pour elle, c’était tout simplement impossible ! De plus, de nombreux rabbanim et rabbaniot passaient leur temps à nous dire qu’il y aurait un miracle. Le 9 Av, cette année-là, ma mère a dormi habillée, persuadée que le Machia’h allait arriver. Quand elle nous surprenait en train de faire des cartons, elle nous grondait : « Quoi ? Vous n’avez pas confiance en D’ » ? Je ne savais plus ce qu’il fallait croire. Pour une adolescente de 16 ans, c’est très perturbant. Quelle est la place de la emouna dans tout cela ? Combien de prières ?! Combien de Hafrachot Halla ?! Et comme j’étais l’aînée, mes frères me posaient beaucoup de questions, je ne savais pas toujours que répondre. Mon père était plus réaliste que ma mère, mais toute cette situation m’embrouillait beaucoup.
2) Le jour où nous avons été expulsés, nous sommes allées à Netivot chez mes grands-parents. Puis d’hôtel en hôtel, de la Mer Morte à Beth Shean, pendant plus d’un mois. Enfin, nous avons atterri dans une caravane, tout était nouveau, tout était à reconstruire. Mes parents sont montés en Israël de Monaco. Ils travaillaient au service du Prince, ils ont tout lâché pour faire leur alya. Cela n’a pas été facile pour eux. Et soudain, après avoir réussi à construire une vie ici, on leur enlève tout. Il faut tout recommencer, mais cette fois sans l’avoir voulu. Plus de travail, plus de maison… C’était dur pour moi de les voir s’efforcer de s’adapter encore une fois. Je voyais le souci dans leurs yeux. C’est certainement pour me protéger de cette réalité, de cette douleur que j’ai demandé à être en internat. Cela me faisait trop de mal de vivre près de tous ceux avec qui nous avions été si heureux. Je ne pouvais plus supporter les pleurs, les souvenirs me faisaient mal. Alors je me suis un peu exilée. Mais notre cellule familiale est restée forte, a toujours été à l’écoute. Mon traumatisme se manifeste aussi, à mon grand regret, par une méfiance envers certains rabbins. Leurs discours nous ont tellement bercés d’illusions au lieu de nous préparer à l’épreuve…
3) Je n’attends pas de pardon. Ce qui s’est produit était la volonté de D’, les hommes qui l’ont mis en œuvre ne sont que des poupées. Ce que je voudrais, c’est qu’il y ait une vraie prise de conscience. On nous a pris notre jeunesse, nous aurons toujours la plaie ouverte.
Guitel Ben-Ishay
Photo by Sharon Perry/Flash90.