Bernard-Henri Lévy, l’auteur de «L’empire et les cinq rois», explique pourquoi le double jeu du «néosultan» Erdogan n’a pas sa place à l’Otan.
Les relations de la Turquie avec les Etats-Unis traversent la crise la plus grave de leur histoire.
Erdogan réclame à Trump la tête de Fethullah Gülen, son ennemi juré, qui vit en exil aux Etats-Unis et qu’il tient pour responsable du coup d’Etat de juillet 2016.
Trump, de son côté, demande la libération d’un pasteur néo-évangéliste, Andrew Brunson, emprisonné sous le fallacieux prétexte d’avoir été, lui aussi, mêlé au coup d’Etat.
Le premier agite la menace de sanctions économiques du type de celles prises, depuis la guerre en Ukraine, à l’encontre des oligarques russes.
Le second répond en évoquant la saisie des avoirs en Turquie, évidemment inexistants, de deux membres éminents de l’administration américaine.
Les esprits s’échauffent, les accusations fantaisistes pleuvent, les noms d’oiseaux fusent – et l’on assiste, en fait, à un combat de coqs sans précédent entre les présidents de deux pays membres de l’Otan.
L’état de l’économie turque, sa dépendance vis-à-vis de l’investissement étranger, la dégringolade de sa monnaie nationale, laissent supposer qu’Erdogan cherchera, tôt ou tard, le moyen de briser l’engrenage et de sauver la face.
Et peut-être, quand ces lignes paraîtront, les deux caïds, drogués à la testostérone et qui ont souvent surjoué, dans le passé, leur fraternité d’«hommes forts», attachés à «la défense de leur pays» et reconnaissant dans l’«America First» de l’un et dans la «Nouvelle Turquie» de l’autre les deux figures adverses mais jumelles d’un même populisme, auront-ils mis en scène une réconciliation spectaculaire du type de celle avec Kim Jong-un.
Reste que ce psychodrame aura révélé un malaise plus profond et dont il était temps que nous prenions collectivement conscience.
Il faut se souvenir qu’au moment où la guerre contre l’islamisme radical devenait la priorité absolue des démocraties la Turquie et ses services jouaient pour le moins double jeu : témoin, en janvier 2014, quelques mois avant la bataille de Kobané, de la livraison d’armes, dûment documentée par la presse, à des groupes proches d’Al-Qaeda, puis de Daech.
Il faut se souvenir, quatre ans plus tard, dans le nord-est de la Syrie, de l’offensive en règle menée par les avions et l’artillerie turque contre l’enclave kurde d’Afrine qui était, comme celle de Manbij, près d’Alep, sous protection occidentale : l’Amérique a laissé faire ; elle a accepté de voir sacrifiés ses plus solides et valeureux alliés dans la région ; et elle a choisi ce moment pour annoncer le retrait de ses propres troupes !
Il faut savoir qu’Erdogan, entre ces deux dates, comme pour mieux indiquer où le menait, désormais, son rêve néo-ottoman, n’a cessé de s’afficher, tantôt avec Poutine, tantôt avec Rohani, tantôt, comme en avril 2018, à Ankara, avec les deux : cette photo de famille, à l’ouverture d’un sommet où l’on allait débattre d’un plan d’arraisonnement définitif de la malheureuse Syrie, était comme un crachat au visage de tous les amis de la démocratie et du droit.
Il faut savoir encore que les relations avec Poutine ne se limitent hélas pas à ces seules apparitions symboliques puisque le néosultan, qui avait déjà obtenu du Kremlin la technologie nucléaire lui permettant de produire, très vite, 10 % des besoins énergétiques de son pays, a décidé d’acquérir à Moscou des batteries de défense antiaérienne S-400 dont les experts savent qu’elles poseraient des problèmes de compatibilité avec les systèmes d’armement de l’Otan : les Etats-Unis l’ont rappelé ; ils ont fait savoir que cette provocation compromettrait la livraison des avions de combat F-35 promis par le Pentagone ; mais Erdogan s’est entêté.
Et je n’évoque que pour mémoire la tenue, la semaine dernière, à Johannesbourg, du 10e sommet des BRICS où le même Erdogan a eu le douteux privilège d’être reçu en «invité d’honneur» et où il envisagea, très officiellement, un rapprochement stratégique avec la Chine de Xi Jingping et, encore une fois, la Russie de Poutine.
J’ai annoncé, dans «L’empire et les cinq rois», cette lente dérive du pays de Mustafa Kemal.
J’ai décrit le système d’affinités de ces leaders illibéraux qui rêvent de reconstituer : l’un le califat ; l’autre, la Chine des Han, des Ming et des Qing ; l’autre, l’empire eurasiatique ; l’autre encore, le règne des rois achéménides et perses ; et lui donc, Erdogan, l’antique empire du Touran.
Eh bien, nous y voilà.
Peut-être ce processus de recomposition géostratégique est-il en train d’arriver à son terme.
Auquel cas, il faudra se poser, calmement mais inévitablement, la question de nos relations avec un grand pays, riche d’une grande civilisation, mais qui ne sera plus ni notre ami ni notre allié.
Jadis on s’interrogeait sur l’opportunité de faire entrer, ou non, la Turquie en Europe.
Ce jour-là, le nouveau problème à poser sera de savoir s’il ne devient pas opportun de la faire sortir de l’Otan.
Peut-on, avec une capitale en train de nouer des partenariats stratégiques la rapprochant des puissances qui nous sont les plus hostiles, partager les secrets militaires dont dépend notre sécurité collective ?
Peut-on, d’un responsable en train de s’opposer à nous sur la plupart des fronts où se joue l’avenir de la démocratie comme régime et civilisation, continuer de dire, comme Trump, le 11 juillet, un mois après la fameuse photo prise au G7 et où on le voyait, assis, tenir tête à Mme Merkel et aux autres Européens : «seul Erdogan fait bien son travail» ?
La crise dépasse, de très loin, les querelles d’ego entre faux durs faisant assaut de coups de menton.
Le moment est venu d’exiger, bien au-delà de la libération d’un pasteur néo-évangélique pris en otage, l’exclusion de la Turquie de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord.
Bernard-Henri Lévy
Source: Laregledujeu.org