Peu avant la guerre, en 1936, Walter Benjamin publiait un essai intitulé « Le Conteur ». Alors que s’ouvre une nouvelle année et que nous nous apprêtons à lire à nouveau, de préférence comme pour la première fois, les récits du Livre du Commencement, Berechit, il peut être utile de méditer ces réflexions écrites par un juif allemand qui allait connaitre le destin tragique de notre peuple voué alors à l’anéantissement.
Benjamin constate que l’art du récit, qui caractérise toutes les civilisations d’avant la modernité, est en voie de de disparition. Qui a encore la patience de lire « Guerre et Paix », « La Comédie humaine » ou les milliers de pages de la « Recherche du temps perdu » ? Les lecteurs de de ces livres-fleuves comme les passionnés de Harry Potter sont les témoins d’un autre temps, où la vie s’écoulait comme un long fleuve tranquille. Et qui prend le temps de méditer longuement un verset, un mot, ou un Midrach comme le font Rachi, le Maharal, le Sefat Emet ou Rabbi Na’hman ? Ces grands conteurs et commentateurs enrichissent la tradition de leur peuple par leur propre expérience de la vie. Sans parler d’eux-mêmes, ils nous proposent une vision du monde et de l’existence nourrie par toute une vie d’étude et de réflexion. Or, constate Benjamin, « le cours de l’expérience a chuté. Il suffit d’ouvrir le journal pour constater que, depuis la veille, une nouvelle baisse a été enregistrée, que non seulement l’image du monde extérieur mais aussi celle du monde moral ont subi des transformations qu’on n’aurait jamais crues possibles. » Qu’aurait dit Benjamin s’il avait connu Tweeter et la politique –tweeter, où la pensée est égale à la vitesse de réaction du doigt stimulée par la dernière émission télévisée ?
Qu’aurait-il dit de la une des journaux consacrée au dernier scandale ou au commérage d’une star ou d’un footballeur ? L’expérience était autrefois le fruit d’un lent murissement et se rattachait aux expériences faites par d’autres et transmises de génération en génération, mi-dor lé-dor. Nous répétons le récit du départ d’Avraham sur l’appel de D.ieu et nous accompagnons le cœur battant Eliezer envoyé à la recherche d’une épouse pour Itz’hak ou Joseph à la recherche de ses frères. Ces récits sont des leçons de vie que nous devons tirer à partir du texte qui nous laisse libres et responsables de nos interprétations. De nos jours, les nouvelles se sont substituées aux récits. Mais le meilleur journaliste n’est pas un conteur. Il réagit sur le champ à l’évènement et propose aussitôt une explication.
La Torah, qui commence avec des récits, ne nous donne pas la morale de l’histoire. Avraham a-t-il bien fait d’appeler sa femme « ma sœur » ou de quitter la Terre promise en temps de famine ? Jacob a-t-il agi sagement en offrant à son fils favori une tunique bariolée au grand dam de ses frères ? Au lecteur d’en décider et d’appliquer le sens du récit à sa propre vie. Le lecteur est responsable de ses interprétations.
La lecture hebdomadaire de la Paracha nous donne l’occasion d’être attentifs à ce qui nous est conté, sans le sourire blasé de celui qui ne s’en laisse pas conter, et nous sommes alors à l’écoute de la vie elle-même dans toute sa complexité, vue au prisme de valeurs qui émergent au fil du récit. Comme le dit bien Rachi : « אין המקרא אומר אלא דרשני – Le verset nous dit: Interprète moi! ». Autrement dit: lis moi autrement que tu lis le journal ou surfe sur ton ordinateur…Lis moi avec tes oreilles et ton cœur, et, qui sait, avec ton âme, et le supplément d’âme qu’apporte le Chabat.
En Israël, le supplément au journal du vendredi se nomme « Mousaf –chel-chabat » comme- le-havdil ! – la prière supplémentaire du Chabat matin. Le journal serait –il devenu, comme le pensait Hegel, la prière matinale de l’homme moderne ? Les commentaires sur la Paracha distribués dans les synagogues sont souvent des pamphlets politiques agrémentés d’annonces publicitaires. C’est ainsi que les leçons de vie transmises par les textes sacrés sont enterrées sous une actualité interprétée et martelée aux lecteurs pressés que nous sommes devenus.
Sommes-nous encore capables de nous désintoxiquer et, comme des enfants émerveillés, écouter comme pour la première fois : Berechit bara, Lekh-lekha, viens à la rencontre d’une parole encore vierge et offre lui ton cœur ? Le Rabbi de Slonim interprète ainsi le verset des Psaumes 19-8 : תורת ה’ תמימה : La Torah divine est intacte, nul ne l’a encore touchée pour comprendre sa profondeur. A ce verset des Psaumes fait écho le verset de Devarim 18-13 : תמים תהיה עם ה’ א-להיך. Seul un cœur vierge, nettoyé de tous les messages toxiques peut s’ouvrir à l’éternelle jeunesse du texte.
Le récit nous appelle et éveille en les adultes harcelés par un déluge de messages l’enfant au cœur neuf et attentif, qui portait sur le monde un regard étonné. Saurons-nous lui rester fidèles, ou l’avons-nous abandonné au bord de la route dans notre course à la réussite et au bien-être, qui n’est pas nécessairement l’être-bien et bon vu par le Créateur au premier jour de la Création ?
Rav Daniel Epstein