Une tradition ancienne veut que les coutumes de deuil en vigueur pendant la période de l’Omer nous rappellent la mort de milliers de disciples de Rabbi Akiva. Sont-ils morts victimes des persécutions romaines ou ont-ils péri en raison de dissensions et de calomnies qui les déchiraient ? Si la seconde explication souvent citée est vraie, ils auraient contrevenu à l’enseignement des Sages :
« Les élèves –sages (ou élèves des Sages : Talmidei-‘Hachamim) accroissent la paix dans le monde. »
Il est donc important en cette période qui nous prépare au don de la Torah de réfléchir à ce que signifie ce terme de Talmid-‘Hacham désignant celui qui s’adonne à l’étude de la Torah et maitrise suffisamment les textes pour pouvoir les transmettre à son tour. Comment comprendre ce lien entre le Talmid-‘Hacham et la paix dans le monde ? La paix n’est-elle pas l’affaire des militaires, des diplomates et des politiciens ? Par ailleurs, le Talmud ne relate-t-il pas de multiples querelles, à commencer celle qui opposa la Maison de Hillel à celle de Chammaï (nom qui ne signifie nullement « se chamailler ») ?
Un épisode fameux du Talmud (Berachot 27b-28a ) doit être ici rappelé.
L’histoire se produisit sous la présidence de Rabban Gamliel. Celui-ci entendait exercer son autorité en faisant taire les contradicteurs. A plusieurs reprises, il humilia publiquement Rabbi Yehochoua qui s’opposait à ses décisions. La majorité des Sages décida alors de le démettre de ses fonctions et de nommer pour remplaçant Rabbi Eleazar ben Azaria qui avait toutes les qualités requises sauf une : il n’avait que 18 ans !
Un miracle se produisit : pendant la nuit suivant son élection, ses cheveux blanchirent, sans doute à la pensée des responsabilités qui l’attendaient et, qui sait, peut- être craignait-il d’être exposé à la critique de ses collègues comme l’avait été Rabban Gamliel ? Quoi qu’il en soit, sa première décision fut d’ouvrir les portes de la maison d’étude à tous ceux que Rabban Gamliel avait exclus, avec pour motif qu’ils n’étaient pas « à l’intérieur d’eux-mêmes comme à l’extérieur ». Celui-ci était même allé jusqu’à mettre un gardien à la porte de la maison d’étude pour vérifier non pas les sacs mais les consciences et les cœurs ! En éliminant ce contrôle des âmes, Rabbi Eleazar fit preuve de courage et d’une volonté de transformer la maison d’étude en un lieu de discussions ouvertes. L’histoire s’achève par une réconciliation et une rotation de Chabbat en Chabbat entre Rabban Gamliel et Rabbi Eleazar. C’est à Rabbi Eleazar que l’on doit l’enseignement fameux au début du Traite ‘Haguigua : « Fais de ton oreille une trémie (sorte d’entonnoir ou l’on déversait le grain) et écoute les paroles des uns et des autres, ceux qui permettent et ceux qui interdisent, ceux qui rendent pur et ceux qui rendent impur …toutes ont été données par un seul berger… ». Rabbi Eleazar reflétait ainsi l’esprit du Talmud, qui ouvre grand ses portes à la discussion et rejette toute forme de soumission inconditionnelle à une autorité unique. Moché Rabbenou, notre berger, est la source de toutes ces paroles contradictoires, car « les unes et les autres sont les paroles du D.ieu vivant ». Le nom même de Moché, comme le fait remarquer Rabbi Nachman de Breslav est l’anagramme de « Ma’hloket-Chammaï-Hillel » ! La tradition qui nous est transmise est tissée de multiples fils. Ainsi le mot Massechet que l’on traduit par Traité signifie littéralement métier à tisser. Chaque page du Talmud est le fruit d’un lent et patient tissage de fils dévidés au fil des générations. En ce sens, le Talmid-‘Hacham serait l’apprend-tissage…
Est-ce la raison pour laquelle de nombreux Juifs se spécialisèrent dans la confection, nommée en Europe de l’Est « schmattes » ? Une de mes proches va jusqu’à se proclamer « schmattologue » !
Mais trêve de plaisanterie. Le tissage nous enseigne que la vérité n’est jamais donnée à un seul, ni à un individu, ni à un groupe. Il faut tisser les idées des uns et des autres pour confectionner un vêtement d’idées. Souvenons-nous que la Torah nomme le tissage des vêtements des Cohanim « maassé ‘hochev» le mot « hochev» qui désignera la pensée signifiant ici le travail de l’artisan. C’est ainsi que l’on peut comprendre comment il est possible de progresser vers la paix. Celle-ci ne s’obtient ni par la force, ni par la ruse. Elle ne s’achète pas : elle se construit, mieux, elle se trame sur le métier à tisser comme s’écrit une page de Talmud, dans l’entrelacs de vérités contradictoires, car les « les Paroles du D.ieu vivant »ne sont pas un dogme figé mais l’inscription de la vérité éternelle dans le temps et l’histoire.
La vérité n’est pas au ciel : parole de Rabbi Yehochoua, qui interpréta ainsi un verset du livre de Devarim. La vérité sur terre, confiée à l’interprétation des apprentis-sages, n’est pas monochrome mais bariolée comme la tunique de Joseph. Celle-ci fut malheureusement déchirée par la jalousie. C’est à nous qu’il incombe de la réparer dans le dialogue et le respect mutuel.
Rav Daniel Epstein