Nous lisons dans le livre de Chemot que « D. parlait à Moïse face à face » (33,11), et D. de préciser dans le même souffle : « Tu ne saurais cependant voir ma face, car nul homme ne peut me voir et demeurer en vie » (id,19). Mais dans la Haftara de chabbat Yitro, le prophète Isaïe écrit : « J’ai vu D. » (6,1). Deux affirmations qui sont l’une et l’autre bouleversantes. Nous ne pouvons rien dire de Celui qui, au sujet de Moïse, écrivit la première. La seconde provient d’Isaïe lui-même.
C’est un témoignage. Cette manière de dire « Je » est peut-être la caractéristique d’un écrit prophétique : elle interpelle profondément le lecteur. « J’ai vu D. ». Une pareille affirmation suffit à situer le prophète Isaïe comme un géant. Un géant dont le regard n’est jamais tourné vers son propre destin. Ce qu’il « voit » intensément, lui qui a « vu » D., c’est le monde : celui des hommes, des situations, de la nature. L’objet de ces visions forme la plus riche collection de poèmes de tout le Tana’h. Mais ces visions aussi terrestres soient-elles, sont toujours infiltrées d’une densité mystique qui se nourrit du moment originel de la vocation d’Isaïe (ch.6), moment où il a vu D. C’est la marque de fabrique du prophétisme, « L’essence du Prophétisme «, pour reprendre le titre d’un ouvrage fondamental d’André Neher.
Le prophète perçoit la même réalité que les autres hommes, mais c’est un ‘hozé, un « tsofé » : il voit au-delà. Son regard transcende la réalité immédiatement perceptible. Il a, à la fois, la distance nécessaire et le regard qui sait voir loin.
Isaïe, issu de l’aristocratie, a dans sa personnalité quelque chose de puissant et solaire, qui correspond à sa stature sociale. Certains prophètes furent pauvres, marginaux ou, comme Osée, blessés dès l’origine dans leur mission.
Isaïe entre directement en scène au cœur de l’institution de son temps : la cité de Jérusalem, le Temple, la dynastie royale. Quand il « voit D. », c’est au cœur du Temple, dans le Oulam. La mission divine que reçoit Isaïe est celle qu’un monarque donne à son messager dont la noblesse est soulignée par le fait qu’il s’est librement proposé pour la remplir. « Qui enverrai-je ? » dit D.. Et Isaïe de lui répondre : « …Me voici, envoie-moi ». Et D. de dire simplement : » Va ! » (6,8-9).
Plus tard, envoyé par D., Isaïe parle au roi de Jérusalem, Achaz. En ce temps-là, le roi de Damas et celui de Samarie se sont alliés pour déposer Achaz, et mettre sur son trône un prince étranger. Devant cette menace, « son cœur et le cœur de son peuple en frissonnent, comme les arbres d’une forêt frissonnent sous le vent » (7,2). Voici donc le prophète en face de ce roi qui tremble comme une feuille. Le cœur du message d’Isaïe (7,4-25), devant des guerres imminentes, est un appel à « croire », à avoir confiance (hé-emine), (v.9). Verbe issu d’une racine signifiant « solidité, tenir bon ». Attester de ses propres ressources, tout en ayant conscience de ses limites. Et pour se faire, ne pas disperser ses forces en cherchant partout à la ronde toutes sortes d’alliances et de soutiens. « Si vous manquez de confiance, vous manquerez d’avenir » dit une traduction. « Si vous ne croyez pas, non, vous ne pourrez être stables » en dit une autre. Isaïe choisit pour symbole de cette « solidité » l’étroit ruisseau qui coule au pied des remparts.
Que le roi de Jérusalem n’imagine pas qu’il en fera un torrent, sinon D. enverra contre Israël un fleuve « qui montera par-dessus son lit et débordera sur toutes ses rives… se précipitera sur Juda, entraînant tout sur son passage… » (8,5-8).
Et Isaïe d’annoncer au roi la naissance d’un enfant, naissance associée à la fin des conflits et à la sérénité retrouvée (9,3-6), à une justice qui respecte les faibles (11, 3-5). La croissance du Royaume se fera au rythme de la croissance de cet enfant.
Le thème de la vie et celui de la paix s’expriment désormais par le symbole du germe, de l’arbre et de la forêt. La maison de David (7,13 et 9,6), sera ainsi affermie par un rameau qui sortira de la souche de Jessé (11,1 et 10), père de David, et qui s’élèvera avec douceur et ténacité, assez haut pour attirer les nations.
Il est remarquable que presque rien ne nous soit dit de ce que traverse le prophète lui-même. Il nous laisse imaginer la violence des épreuves traversées du fait de son inlassable engagement prophétique, et que son sort fut peu enviable à l’image d’un serviteur souffrant tel que le récit de la vocation d’Isaïe l’évoque plus loin. (42,1-7), (49,1-9), (50, 4-9), (52,13 à 53,12). (*)
(*) Il est important de relire les chapitres concernant ce thème, d’autant que leur sens, on le sait, a été ultérieurement détourné par la chrétienté.
Grand Rabbin Gilles Bernheim
Photo: A. Flament