Propos recueillis par Tal Cohen
Quand la seconde Guerre Mondiale éclate, le Rav Yisachar Shlomo Teichtal, dirige alors la Yechivah Moriah en Slovaquie, qui regroupe l’élite des étudiants ultra-orthodoxes d’Europe centrale. La Slovaquie constitue un cas à part dans l’histoire, pour avoir été le seul pays d’Europe à déporter ses juifs, sans être envahi par l’Allemagne, dont elle était alliée.
Le Rav Teichtal est l’un des premiers à voir la catastrophe qui se prépare. Il s’enfuit en Hongrie avant de revenir en Slovaquie et d’être rattrapé par la tragédie au printemps 1944.
C’est dans une cache de Budapest, sans aucun livre, qu’il se lance dans la rédaction de son ouvrage Em Habanim Semehah (Comme une mère attend ses enfants), un titre emprunté aux Psaumes, mû par une soudaine prise de conscience que le judaïsme ultra-orthodoxe s’est fourvoyé dans sa condamnation systématique et sans réserves du sionisme. Un livre de référence dont le Rav Schlomoh Brodowicz vient de signer la traduction en français. Entretien.
Quelle est la démarche du Rav Teichtal quand il écrit ce livre ?
Rav Brodowicz : Em Habanim Semehah est le premier livre qui exalte Israël au nom de la Torah. C’est un livre plein d’érudition que le Rav Teichtal a écrit tapi dans une cachette, sans le moindre ouvrage, et dans lequel on trouve plus de 1 700 notes de bas de page. Il y exalte la Terre d’Israël comme jamais avant lui, mais il interpelle aussi le monde orthodoxe pour son manque d’ouverture envers ses frères juifs qui n’ont pas son patrimoine, et le monde laïc pour lui faire prendre conscience que la terre d’Israël n’est pas une terre comme les autres, et ne peut s’acquérir au nom du patriotisme.
On ne peut tout de même pas parler de plaidoyer pour le sionisme ?
Le Rav Teichtal ne fait en aucun cas l’apologie du sionisme, mais rédige un livre d’exaltation envers Israël et ceux qui ont construit le pays. Alors que l’Europe est en proie aux affres nazies, de nombreux religieux, dont certains admorim, essayent de fuir en Eretz Israël. Le Rav Teichtal se fait alors la réflexion que ceux qui construisent cette terre ne sont certes pas religieux, mais préparent un avenir meilleur aux générations qui suivent. Il s’est dit : ‘on ne peut pas continuer à vilipender ceux qui construisent la terre d’Israël. Ce n’est pas leur faute s’ils ne sont pas religieux, ils ont été imprégnés de la culture de leur pays d’exil, mais ils font quelque chose d’important’. Et de s’en référer à la Kabbale pour noter que de bourgeons pourris peuvent sortir de magnifiques fruits. Le Rav Teichtal estime alors qu’il est du devoir des religieux qui se rendent en Terre promise de rapprocher les pionniers laïcs de la Torah. Il défend l’idée qu’Israël doit être un lieu de réunion des âmes.
Comment le monde orthodoxe a-t-il réagi à la publication de ce livre ?
Malheureusement, il a fait l’impasse sur cet ouvrage. Il était très difficile d’attaquer de front l’auteur, un homme d’envergure qui s’est abreuvé aux meilleurs maîtres de l’orthodoxie, qui a connu les plus grands de son époque, un martyr de la Shoah. Il était impossible de répondre à un tel ouvrage. L’orthodoxie a donc fait comme s’il n’existait pas. Il faut dire aussi que le Rav Teichtal donne un grand coup de pied dans la fourmilière.
Et le monde sioniste religieux ?
Il a fait de ce livre sa Bible, en pointant du doigt les orthodoxes. Mais ses membres aussi sont démentis par l’ouvrage, car leur mission à eux, en tant que religieux, c’était de chercher à pénétrer leurs frères non religieux de la sainteté de la terre et les amener à la Torah. Ils ont accepté la sainteté de la terre, mais n’ont pas fait grand-chose pour amener leurs frères juifs non religieux à la Torah. En faisant main basse sur ce livre, le monde sioniste religieux a fait l’impasse sur certains de ses messages. Et le monde orthodoxe a fait le dos rond.
Pourquoi avoir voulu traduire cet ouvrage ?
Dans les Proverbes, le Roi Salomon a dit : ouvre ta bouche aux muets. Et j’ai voulu ouvrir la bouche d’un homme qui avait péri dans la Shoah, et que la Shoah avait donc rendu muet. D’un point de vue de pure Torah, on apprend énormément de choses dans ce livre. Le Rav Teichtal se sert de toute la bibliographie de la tradition juive, de la Torah jusqu’au hassidisme, en passant par la Kabale, et nombre de maîtres de toutes les époques. Ce livre méritait d’être publié toutes opinions mises à part. Comme tous les ouvrages de Torah, il faut le lire sans chercher à y trouver l’écho de nos convictions. L’auteur le dit lui-même, ce livre n’intéressera que ceux en quête de vérité, les autres, il ne les convaincra de rien.
L’ultra-orthodoxie d’aujourd’hui a-t-elle changé de regard sur Israël ?
Il ne s’agit pas d’un monde monolithique. L’ultra-orthodoxie recouvre de nombreux sous-ensembles qui ne sont ni tout à fait disjoints, ni tout à fait confondus. Mais de façon générale, il existe plus de liens et de ponts tendus entre l’orthodoxie et le monde non religieux qu’il y a 30 ans. Le monde orthodoxe, que ce soit celui de Bnei Brak ou de Jérusalem, qu’il soit hassidique ou lituanien, a compris que s’il veut survivre, il est obligé de recourir à solliciter des juifs non orthodoxes. Une capillarité s’est installée. La promiscuité physique, en Israël, a fait que ces deux mondes se parlent beaucoup plus qu’avant.
Cela aurait-il fait plaisir au Rav Teichtal ?
Dans son dernier chapitre Ihoud Veshalom (l’union et la paix), le Rav Teichtal exhorte ses frères à rechercher l’union par-dessus tout et à fuir tous ceux qui aspirent à susciter la dissension, la désunion, même si ce sont des Tsadikim, des grands érudits. Je vais vous donner un exemple simple, dans la synagogue de la Knesset, les députés et fonctionnaires se réunissent pour prier Dieu sous une seule égide unificatrice, la Torah. Mais dès qu’ils en sortent, ils se retrouvent divisés en plusieurs partis. Le Beth HaKnesset (synagogue) les unit alors que la Knesset les désunit. C’est une contradiction. Ce qui aurait fait plaisir au Rav Teichtal, c’est d’assister à une grande union, avant tout.
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