La partie centrale de la prière du matin שחרית commence avec la première bénédiction avant le Chema, en louant D., auteur de la lumière et créateur des ténèbres יוצר אור ובורא חושך, qui établit la paix et crée toute chose. Pour la plupart d’entre nous, la lumière est « quelque chose » et l’obscurité est l’absence de ce « quelque chose ». Or il semble que l’auteur de ce texte pense autrement.
En fait toute notre vision du monde semble être basée sur cette dualité : chaque chose est bien connue grâce à son contraire. Le positif est compris parce qu’il y a le négatif, le chaud est connu grâce au froid, le clair grâce à l’obscur, et réciproquement. Sauf pour Corneille, bien sûr.
Il est vrai que nous voyons pratiquement tout par paires. Un atome est fait d’un noyau et d’électrons qui gravitent autour (les physiciens me pardonneront d’employer ce modèle), le noyau est fait de protons et d’électrons, une balle lancée vers un mur percé de deux trous passe par l’un ou l’autre (et pas par les deux, bien sûr !). En fait toute la pensée scientifique occidentale a été façonnée sur une pensée grecque duale : vrai-faux, noir-blanc, esclave-maître. Notre corps lui-même est duel: deux oreilles, deux yeux, deux narines, même ce qui paraît unique comme le cœur est en fait composite. Juste une bouche, mais il est déjà difficile de se taire avec une seule…
La numération binaire qui code tout avec des 0 et des 1 est à la base de l’informatique. Dans les anciens modèles de mémoires à ferrites, deux fils passaient dans chaque anneau, le passage de courant dans les deux fils induisant une magnétisation codant le 1, les autres cas codant le 0.
La Torah elle-même commence par la lettre ב, dont la valeur numérique est 2. La dualité est donc inhérente au monde créé.
La pensée scientifique s’éloigne petit à petit de cette façon manichéenne de voir le monde. Les logiques floues ne sont pas basées sur une opposition vrai-faux mais sur une estimation des proportions de vrai et de faux dans une proposition donnée. Cela commence à ressembler à la pensée des Sages du Talmud. On connaît l’intervention divine entre Bet Hillel et Bet Shamaï (Eruvin 13b), affirmant que les deux sont porteurs de la parole divine. Même quand ils se contredisent.
Lors de son premier cours de Physique quantique, en 2e année de fac, il y a longtemps, mon prof a commencé ainsi: « On fait deux petits trous A et B dans un écran, on projette un électron que l’on recueille de l’autre côté. La phrase « l’électron est passe par A ou par B est fausse ». En fait il est passé par A et B ». Aurait-on eu droit à un premier cours de איחוד המידות?
La Torah nous enseigne d’une part une vision plus complexe que le simple 0 ou 1, vrai ou faux, etc. En même temps, elle nous enseigne à tendre vers une forte unité. Le Temple est construit sur le 1: un autel de cuivre pour les sacrifices, un autel d’or pour offrir l’encens, une menora, une Table pour les pains de préposition, une Arche Sainte. Oui, il y a là-dessus deux Chérubins. Quand ça ne va pas dans le Peuple Juif, ils sont bien deux et se tournent le dos. Mais quand la situation est correcte, alors ils ne forment en réalité qu’un תינוק ותינוקת מחובקים באהבה.
Les Dix Commandements commencent par ce א=1. Le vendredi soir, le cantique לך דודי commence par l’affirmation que D. a dit deux mots שמור et זכור (qui représentent deux facettes de l’observance du Chabat) en un seul ; voir Psaumes 62,12. Nous ne sommes pas capables d’entendre les deux d’un seul coup, mais il y a bien deux-en-un. L’Unité du message divin se décompose un peu en pénétrant nos oreilles.
La Physique moderne a réussi l’unification de trois des grandes interactions (électromagnétiques, etc.) et cherche à réunir à cela la 4e, la gravité, en quête de la Théorie du Tout. Cette quête n’a pas pu naître en Orient, qui a une trop forte tradition idolâtre, avec sa multitude de divinités.
La Torah nous enseigne l’Unité fondamentale. Voir Devarim 32,39 : Seul Je fais mourir et vivre, Je blesse et Je guéris. C’est pourquoi dans la Amida, on dit les mots מלך ממית ומחיה le Roi qui fait mourir et fait vivre, dans un seul souffle. Le Tétragramme (nom de 4 lettres) inclus le passé, le présent et l’avenir, il exprime toutes les forces divines en UN.
C’est ce que nous dit la Torah, peu de temps après les Dix Commandements, dans la phrase du Chema: D. est UN. La science moderne s’en approche petit à petit.
Mais ce 1 est justement le א que l’on n’entend pas….
Pr Noah Dana-Picard