LPH a décidé de comprendre encore mieux le lien qui nous unit avec l’exil : qu’est-ce qu’il nous a apporté ? Qu’avons-nous apporté aux Nations ? Sommes-nous inexorablement liés à l’exil, comme le disait Manitou z”l : « Il est plus facile de faire sortir un Juif de Galout, que la Galout d’un Juif ! » ? Construit-on son identité juive en l’absence ou avec la référence à la galout ? Beaucoup d’interrogations auxquelles nous avons tenté de répondre en allant vers de grands spécialistes du sujet : Dov Maimon, Marc Eisenberg ou encore Binyamin Lachkar nous livrent leurs analyses à la lumière de leurs écrits et de leurs actions.
L’exil nous definit-il ?
Binyamin Lachkar, auteur d’un ouvrage très complet intitulé « Pourquoi les Juifs quittent la France » aux éditions Valensin, David Reinharc, constate qu’effectivement « quand nous vivions en France, le Français désignait le non-juif. Maintenant que nous vivons en Israël, nous sommes devenus des Français ».
Pour Dov Maimon, l’un des chercheurs en chef du Jewish People Policy Institut (JPPI), à l’origine d’un think tank qui se donne pour objectif de créer les conditions optimales pour l’accueil et l’intégration des Juifs de France en Israël : « Nous ne pouvons nous renier nous-mêmes. Nous avons une couleur culturelle et ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Si nous sommes partis en exil c’est aussi pour y acquérir certaines caractéristiques, y cueillir les bonnes étincelles. L’exil, c’est notre histoire, celle de nos parents, pourquoi l’ignorer » ?
C’est dans la même optique que Marc Eisenberg, qui s’est récemment installé en Israël, a créé « Qualita », organisme qui veut aider les Olim francophones.
« Il n’est pas question de devenir une énième association, mais de coordonner le travail de celles qui existent et de soutenir leur excellent travail. Notre objectif est de les réunir sous un même toit afin que chacune d’elles sache ce que font les autres », déclare-t-il. On le connaissait comme Président de l’Alliance Israélite Universelle et selon lui, il s’agit d’un complément : « L’Alliance est la plus vieille institution internationale juive qui s’occupe d’éducation. Son ADN est à la fois le judaïsme et la francophonie. Elle a toujours lutté pour une éducation juive dans le monde avec des liens très forts envers Israël ». Il ne lui est pas non plus question de rejeter l’exil : « En tant que Juif né en France et qui a été éduqué dans le judaïsme, les liens avec la France sont puissants. En effet, la France est le symbole de l’émancipation possible pour les Juifs. L’alya c’est aussi un déchirement surtout parce que pour beaucoup d’entre nous la culture française a été magnifiée. Parallèlement, Israël, c’est notre famille ».
« Sans les Juifs, la France n’est plus la France » !
Les Juifs et la France, c’est une longue histoire d’amour et de déceptions… Premier pays à émanciper les Juifs, la France a entretenu des relations souvent ambiguës avec ses citoyens. La période de Vichy est, bien entendu, particulièrement grave, mais comme l’explique Binyamin Lachkar dans son étude, il y a toujours eu un antisémitisme latent en France. Il a changé progressivement de visage : des skinheads aux islamo-gauchistes. Pour autant, les Juifs y ont trouvé une terre d’accueil, qu’ils soient ashkénazes ou séfarades d’Afrique du Nord. Ils y ont fait des études, y ont exercé tous les métiers. D’ailleurs, il convient aussi de souligner l’apport que la communauté juive a fourni à la nation française : scientifiques, prix Nobel, medias, mais aussi culture. C’est peut-être pour cette raison que le Premier ministre Manuel Valls dit avec clairvoyance : « Sans les Juifs, la France n’est plus la France » !
Isaac Attia, qui chante Brassens, sur scène en Israël, nous a confié son analyse sur l’apport culturel des Juifs à la France.
Vous qui chantez Brassens en Israël, comment expliquez-vous que parmi les grands noms de la chanson française on trouve beaucoup de Juifs ?
« La chanson, c’est d’abord des paroles. Il se trouve que le rapport à la langue est très important dans la culture juive. Toute la sagesse se transmet par la langue, c’est le texte, la Bible, qui nous permet de réfléchir sur nos comportements. Nous vivons dans la croyance, la parole vient de D’. Le rapport à la langue est profondément juif ! Les Juifs sont les mieux placés pour interroger la langue, ils savent écouter et transmettre ».
Lors de son prochain concert le 2 janvier à Jérusalem, sera présente la fille de Jacques Canetti, celui qui a découvert les grands de la chanson française de l’après-guerre. « Juif lui-même, il est très attaché aux chanteurs à textes. Ce qui ne signifie pas qu’il n’a propulsé que des chanteurs juifs. Il faisait parler les artistes pour leur faire découvrir leur vérité. Il plaçait l’humain au cœur, et non le produit ». L’écoute du monde, l’écoute de la langue, seraient les symboles de l’apport juif à la culture française. Pour Isaac Attia « ce qui a distingué les Juifs, c’est leur tendance à toujours chercher le divin dans chaque homme ».
Binyamin Lachkar s’oppose à cette perception : « Les Juifs ont certainement contribué à la culture, à la recherche, à de nombreux domaines en diaspora. Mais ils n’ont rien apporté de juif. Leur culture, leur éducation a joué dans ce qu’ils étaient, mais ce n’est pas à proprement parler la culture juive qu’ils ont apporté ».
« Pourquoi les Juifs quittent la France »… ou pas ?
Dans son ouvrage, Binyamin Lachkar donne des éléments de réponse à la question : « J’ai commencé l’écriture du livre lorsque j’étais en mission en France pour le Keren Hayessod, avant même la guerre de Tsouk Eytan. Je voulais comprendre. Le livre est aussi le reflet de qui j’étais et de ce que je suis, un olé de France ». Tout au long des pages Binyamin décrit, chiffres à l’appui, le visage de la communauté juive de France, ses attaches, ses déceptions, ses habitudes, ce qui fait d’elle la plus importante d’Europe mais aussi celle d’où les départs vers Israël sont les plus nombreux.
Et pourtant, l’immense majorité des Juifs de France ne s’apprêtent pas à partir. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce un enracinement trop profond dans l’exil ?
Marc Eisenberg voit effectivement dans l’attachement à la France l’un des freins pour une alya encore plus massive des Juifs de France. Mais pas uniquement : « Certains ne sont pas sionistes, ils ont appris à percevoir le judaïsme uniquement comme une religion, sans aucun rapport avec un État Nation. Ceci dit, les données sont en train de changer ces dernières années. Il n’y a encore pas si longtemps, à la question de savoir si éventuellement, vous seriez prêts à faire votre alya, seuls 30% des Juifs de France répondaient positivement, contre 60% aujourd’hui ! Et le chiffre est en augmentation constante ».
Dov Maimon quant à lui est persuadé par les différentes rencontres qu’il a faites en France que la majorité des Juifs de France y reste parce que l’alya est encore trop difficile pour eux. « Ce n’est pas l’attachement à la France qui les retient. La plupart vous disent : « Trouve-moi un travail et j’arrive demain » ! Ils sont, en vérité, de moins en moins attachés à la France, ils ont plutôt l’impression d’avoir été trahis et de ne plus émouvoir grand monde face à l’électorat musulman. Beaucoup de Juifs de France sont convaincus que leurs enfants ne grandiront pas en France ».
Sur ce sujet, la thèse que défend Binyamin Lachkar dans son ouvrage est que les Juifs vont progressivement, pendant les cinquante prochaines années quitter la France, mais aussi l’Europe. On tendrait vers la fin du judaïsme européen. « Le sionisme s’est toujours principalement exprimé par une fuite. A contrario, il y a toujours eu des Juifs qui faisaient leur alya de France, même lorsqu’il n’y avait pas de danger antisémite aussi important ou que l’économie se portait mieux. Aujourd’hui certes, la situation se détériore, mais les Juifs vivent encore très bien en France. Faire son alya de France suppose être prêt à prendre des risques. Or, quand on observe objectivement la réalité, on s’aperçoit que les Juifs n’y sont que tolérés, qu’ils représentent une minorité ciblée par les menaces terroristes et dépendent pour leur sécurité du bon-vouloir des dirigeants. Mais partir est difficile… Il faut tout recommencer à zéro ou presque, cela fait réfléchir et peut prendre du temps ».
Etre Juif israélien ou Juif français : faut-il choisir ?
« Le sionisme a souvent été défini comme la négation de l’exil », explique Dov Maimon. « C’est un peu comme un adolescent, qui pour grandir a besoin de se séparer notamment de l’autorité et de la maison familiales. Pour vivre en Israël, on pense que nous devons couper les ponts avec la France. Mais comme l’adolescent arrivé à l’âge adulte, il faut comprendre que nous ne pouvons nous éloigner totalement de ce qui nous a nourris dans notre enfance. Ainsi nous revenons vers notre système de référence originel. Nous entrons dans une relation adulte avec nos parents, nous comprenons que la rupture totale n’est pas souhaitable. Il en va de même avec la France lorsque nous faisons notre alya. En réalité, sur le terrain, on s’aperçoit que le rejet d’une identité hybride est une problématique très française. Les Américains n’auront aucun mal à revendiquer fièrement leur patriotisme et leur volonté de s’intégrer en Israël. Voyez les Russes aussi. La tendance à compartimenter les identités est très française. La meilleure des choses que nous avons à faire, c’est d’écouter qui nous sommes vraiment. On peut avoir l’identité israélienne sans avoir à rejeter l’exil ».
C’est aussi l’avis de Marc Eisenberg : « Venir de France doit être vécu comme un atout, nous devons être décomplexés. Et le fait est que nous nous assumons mieux aujourd’hui ».
Binyamin Lachkar comprend, lui, le réflexe de se définir comme « israélien » quitte à renier le qualificatif « français », celui qui consiste à dire « Je ne fréquente que des Israéliens, non, les Français, c’est pas pour moi » ! « En France, nous étions une minorité. Nous ne voulons pas vivre en Israël pour redevenir une autre minorité. Ici, nous avons la chance de pouvoir faire partie de la majorité ! Pour ma part, je ne pense pas que cela soit incompatible avec un attachement sincère à la France, à la culture dans laquelle nous avons grandi ».
La revendication de son identité d’exil ne serait-elle pas un frein à l’adoption de l’identité israélienne et donc à l’intégration ?
« Aujourd’hui on pense différemment le rapport à l’immigration », selon Dov Maimon qui poursuit : « On peut garder le capital social et culturel acquis en exil pour justement favoriser son intégration. Nous devons en être conscients pour agir parce que le scenario qui se profile pour les futurs olim est malheureusement clair : beaucoup vont probablement souffrir. La négation de l’exil dont je parlais plus haut marchait peut-être dans les premières décennies, lorsque l’État avait besoin de main-d’œuvre. Ce n’est plus le cas, nous devons savoir attirer les plus diplômés, les plus riches, qui ne choisissent pas Israël. C’est une perte sur le plan humain et sur le plan du sionisme ». C’est pourquoi Dov Maimon, rassemblant des énergies venues de l’exil, veut créer un groupe de pression pour agir au niveau politique et médiatique, les deux leviers les plus importants : actions de terrain, éducation civique, émergence d’une conscience politique au sein de la communauté francophone mais aussi de la société israélienne. « Les Juifs pleuraient en écoutant la Marseillaise et en voyant le drapeau français. Aujourd’hui ils pleurent au son de l’Hatikva et à la vue du drapeau israélien. Ce transfert patriotique est réel, nous devons l’accompagner ».
Qualita de Marc Eisenberg veut aussi faire le lien entre l’exil et le retour sur notre terre. « Notre objectif est que sur le terrain la condition des Juifs arrivés de France s’améliore. Pour ce faire nous devons remédier à la principale faiblesse des olim français : la dispersion de leurs forces. L’unification est logique. Nous souhaitons exercer une action de lobbying politique non partisane. Beaucoup d’associations sont prêtes à s’unir. Nous agirons pour les entrepreneurs qui veulent recréer leur activité ici, pour monter une maison de retraite francophone, pour couvrir des champs très variés. Dans le même temps, il est important d’agir en gardant des liens avec la France. Le CRIF a d’ailleurs adhéré à Qualita ». La clé serait donc de s’assumer, et une fois ce travail accompli le faire accepter par la société israélienne : « Nous travaillons aussi à faire en sorte que la société israélienne comprenne ce qu’est l’identité française que les Juifs amènent dans leurs bagages et ce qu’elle peut leur apporter », souligne Marc Eisenberg. L’exil : un atout aussi pour Israël, la terre où celui-ci prend fin ?
Pour aller plus loin :
« Pourquoi les Juifs quittent la France », Binyamin Lachkar www.editionsvalensin.fr
« Attia chante Brassens » attia.chante.brassens@gmail.com
Guitel Ben-Ishay