Face aux récents développements sécuritaires et diplomatiques en Israël et en Europe, nous avons recueilli l’analyse de Denis Charbit, maître de conférences au département de Sociologie, Science politique et Communication à l’Université ouverte d’Israël, et dont le dernier livre est paru cette année : « Israël et ses paradoxes. Idées reçues sur un pays qui attise les passions » (Le Cavalier bleu, 2015). Bien que ne suivant pas notre ligne éditoriale, il nous a paru intéressant de donner la parole à cet universitaire qui fait entendre une voix dissonante dans le « mainstream » francophone.
Le P’tit Hebdo : Avez-vous été surpris par les attentats qui ont frappé Paris ?
Denis Charbit : J’ai été surpris parce qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas s’habituer à ce type de violence. Daech n’avait pas de stratégie internationale, comme pouvait l’avoir Al Qaida, et concentrait sa lutte en Irak ou en Syrie. L’attentat signé Daech était d’autant plus difficile à envisager que la France a été le pays le plus impitoyable avec Bachar El Assad. Elle refusait de bombarder Daech en Syrie pour ne pas renforcer le régime en place et ne visait que le Daech en Irak. Ceci étant, des attentats islamistes étaient prévisibles.
LPH : Depuis ce fameux 13 novembre, nombreux sont les Israéliens, et notre Premier ministre en tête, qui estiment que le terrorisme est le même partout et qu’enfin les Européens pourront mieux comprendre les Israéliens. Cette comparaison est-elle juste à vos yeux ?
D.C. : Le terrorisme est le même à Paris et à Jérusalem parce que le résultat est identique : tuer des civils, traumatiser les témoins, terroriser une population. Mais le terrorisme n’est qu’un moyen, et c’est là que s’arrête l’identification avec ce que nous vivons ici. En effet, ne perdons pas de vue les motifs qui conduisent à employer cette arme. Personne n’ignore que nous sommes plongés dans un conflit qui nous oppose depuis un siècle déjà aux Palestiniens. Les Français, eux, avaient vaguement entendu parler de Daech, mais ils ne savaient pas qu’ils avaient un ennemi sur leur propre sol.
De plus, la France n’occupe pas un territoire sur lequel Daech se serait établi auparavant. Que l’on considère ou non la présence militaire et civile israélienne dans les territoires comme une « occupation », il est incontestable que la population palestinienne dans ces territoires n’est pas libre, qu’elle est placée sous le contrôle direct ou indirect d’Israël et qu’elle cherche à s’en affranchir par tous les moyens, terrorisme inclus. La dimension religieuse n’est pas à l’origine du conflit, mais elle l’a accompagné et elle prend une place de plus en plus importante, car le nationalisme juif et arabe de type laïc s’essouffle. L’Islam est le carburant qui alimente le conflit. Si donc l’argument selon lequel les Européens vont comprendre enfin ce qu’éprouvent les Israéliens au quotidien – la peur des attentats – est recevable, cette compréhension n’ira pas plus loin car il existe, dans notre cas, une solution politique pour débloquer la situation.
LPH : Comment expliquez-vous que la voix d’Israël sur la scène internationale semble aussi inaudible ?
D.C. : C’est que le gouvernement israélien est de moins en moins crédible. Quand nous disons que les négociations n’échouent que par la faute des Palestiniens, les Occidentaux pensent que nous sommes de mauvaise foi. Déclarer que nous sommes prêts à négocier et développer parallèlement les implantations relève pour l’Europe plus que d’un double langage : il y a, d’un côté, des paroles en l’air et, de l’autre, des actes.
LPH : Pourtant, le double langage est fort bien manié aussi par la partie palestinienne qui ne fait pas l’objet d’autant de condamnations pour autant.
D.C. : Le monde éprouve de la compassion pour celui des deux peuples qui n’est pas libre, ce qui conduit l’opinion et les médias à se montrer moins sévères à l’égard du double langage des Palestiniens. Israël est un État alors que les Palestiniens n’en ont toujours pas. Les deux acteurs ne sont pas symétriques. Israël a la capacité de prendre des mesures de répression ou d’indulgence, capacité dont sont globalement dépourvus les Palestiniens.
LPH : On en arrive, tout de même, à des décisions surréalistes comme le marquage des produits venant de Jérusalem Est, de Judée-Samarie et du Golan !
D.C. : Je comprends que cette décision inquiète ceux à qui elle rappelle des souvenirs sombres. Le gouvernement israélien la condamne évidement parce qu’elle redoute que ce qui commence aujourd’hui par un étiquetage se termine par un boycott général. Néanmoins, sur le fond, la décision n’aura aucune conséquence : 90% des Européens ne sont pas des consommateurs idéologiques et les 10% restant n’achètent pas de produits Made in Israel, quelle que soit la provenance précise de la marchandise. Je n’approuve pas la décision parce qu’elle fait diversion au lieu de s’attaquer au fond du problème qui est l’absence de négociations. C’est un os à ronger pour les Palestiniens.
LPH : Cette décision, mais aussi l’attitude générale des Occidentaux envers Israël, ne sont-elles pas aussi liées à l’antisémitisme, au fait qu’il s’agit de l’État juif ?
D.C. : Imputer la décision à l’antisémitisme est un argument qui sert à refuser tout débat sur la question de fond : la soumission des Palestiniens à l’autorité israélienne et la paralysie des uns et des autres pour sortir du statu quo.
LPH : Israël est-il isolé internationalement ?
D.C. : Pas autant que ceux qui s’en alarment le prétendent, et bien plus que ce que d’autres voudraient faire croire. Mais à force de manœuvrer avec habileté entre les écueils, le gouvernement actuel ne nous mène-t-il pas tout droit vers l’iceberg que l’on n’aura pas vu venir ? La mémoire de la Shoah et le caractère démocratique de l’État d’Israël sont les deux garde-fous qui limitent la tentation européenne d’en faire plus contre Israël. Si demain la démocratie israélienne venait à disparaître, l’Union européenne n’hésiterait pas à prendre des sanctions, comme elle l’a fait avec l’Iran, l’Irak et l’Afrique du sud.
LPH : Vous critiquez le gouvernement actuel, mais quelle alternative la gauche propose-t-elle ?
D.C. : La gauche souffre d’une absence cruelle de leader et de courage politique. Aujourd’hui les travaillistes ne critiquent le gouvernement que sur des questions de forme, pas sur le fond. Ils ne proposent aucune alternance réelle. Ils manquent de vision pour incarner une autre voie et préfèrent se mettre au diapason de l’opinion publique. Ce choix stratégique n’a pas favorisé jusqu’ici le retour des travaillistes au pouvoir.
LPH : Que vous inspire la société civile israélienne ces derniers temps ?
D.C. : Je salue l’héroïsme dont font preuve un grand nombre d’Israéliens. Cependant, je ne peux me résoudre à m’habituer à l’idée d’une « gâchette facile » et les actes de lynchage me dégoûtent. La société israélienne, si dynamique dans la recherche, la créativité, m’inspire également de l’inquiétude lorsque j’y perçois une intolérance croissante. C’est le prix d’un conflit que nous n’arrivons pas à résoudre. Mais je ne suis ni fataliste ni désespéré pour autant.
Propos recueillis par Guitel Ben-Ishay
Photo: Sebastien Leban