par Michel Allouche
« Ainsi parle l’Éternel : “Une voix retentit à Rama[1], une voix plaintive et pleine d’amers sanglots. C’est Rachel qui pleure ses enfants, elle refuse de se laisser consoler de ses enfants qui ne sont plus sur leur terre !
Or, dit l’Éternel Seigneur, que ta voix cesse de gémir et tes yeux de verser des larmes, car il y aura une compensation à tes efforts, parole de l’Eternel. Tes enfants reviendront du pays de l’ennemi…
Il me semble que ces deux versets du prophète Jérémie symbolisent deux époques importantes de ma vie.
Au travers des pleurs de Rachel, j’entends ceux de ma propre mère qui m’a enfanté lorsqu’elle me remet à ma maman polonaise.
Nul doute qu’elle a pleuré.
Moi aussi je pleure. Plus que toute autre chose, je sais pleurer.
Et malgré le deuxième verset qui enjoint de cesser les pleurs, j’en suis incapable.
Je voudrais dire néanmoins que, s’il est des larmes causées par la souffrance et la douleur, il en est d’autres qui sont des larmes de joie.
Je suis rentré à la maison. Oui, c’est bien à la maison que je suis rentré.
Je saisis cette occasion pour remercier du fond du cœur tous ceux qui m’ont accompagné tout au long de ce chemin qui m’a finalement conduit jusqu’à cet instant. Merci à tous, de tout mon cœur. »
Rescapé de la Shoah
Ce discours inhabituel de Bar Mitzva a été prononcé en hébreu, par un « jeune homme » âgé de…76 ans, Yaacov Weksler, à la synagogue de Yad Vashem, en ce Roch ‘Hodech Adar I. L’émotion, les larmes entrecoupant ses paroles sont partagées par toute l’assemblée. Cet instant d’une intensité extraordinaire se trouve être l’aboutissement d’un long chemin qui, pas à pas, aura conduit Yaacov Weksler depuis le ghetto de Święciany, près de Vilnius (alors en Pologne) où il est né au beau milieu de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à Jérusalem où il vit aujourd’hui.
Sa maman Batia, comprenant que leur déportation dans les camps de la mort était imminente, décida de sauver son bébé à peine âgé d’un mois au début de l’année 1943, en le confiant à un couple catholique polonais, Piotr et Émilia Waszkinel. Ce bébé portera désormais le nom de Romuald Waszkinel et grandira, entouré d’une affection sans bornes de la part de ses nouveaux parents.
Ses origines juives lui furent néanmoins occultées. Il lui arrivait pourtant d’avoir des doutes : pourquoi, par exemple, lorsqu’un jour il revenait du jardin d’enfants, deux hommes dans la rue l’avaient-ils traité de youpin et de bâtard juif ? Et puis, pourquoi donc ne ressemblait-il en rien physiquement, ni à son père, ni à sa mère ? Autant de questions restées sans réponses.
A l’âge de 17 ans, il décide d’entrer au séminaire catholique d’Oltzyn. En 1966, il est ordonné prêtre, et dès 1968, il rejoint l’Université catholique de Lublin pour étudier à la faculté de philosophie. Plus tard il y enseignera.
Une deuxième naissance
La question de son éventuelle judéité continue cependant de tracasser « Romuald » qui interrogeait de plus en plus sa mère sur cette sombre période de l’extermination de Juifs par les nazis. Le 23 février 1978 (il se souvient de cette date comme celle de sa deuxième naissance), s’entretenant avec sa mère sur les horreurs de la guerre, il lui demande si elle a connu des Juifs dans sa ville natale. Sa maman ne peut plus alors se contenir : « Tu as eu des parents extraordinaires. Ils étaient juifs. Ils ont été assassinés. Je n’ai fait que de te sauver de la mort. Ta mère m’avait supplié de te prendre. Elle me rappela même que Jésus était juif : “Sauvez mon fils au nom de ce Juif en qui vous croyez !” ».
Romuald attendait une telle réponse, il la désirait depuis si longtemps ! Pourtant, sa maman polonaise ne savait guère en dire plus, pas même son propre nom ! En 1992, grâce à une religieuse polonaise venue en Israël et à qui il avait tout confié, il retrouve les traces de sa famille paternelle, dont le frère et la sœur de son père.
La soif d’être parfaitement juif
En 2009, il monte en Israël en tant que résident temporaire, (il avait déjà changé sa carte d’identité en 1993 en Pologne et y avait mis tous ses noms : Romuald Yaacov Waszkinel Weksler). Il vit d’abord au kibboutz Sdé Elyahou, encore déchiré entre deux mondes, mais décidé à étudier le judaïsme. En 2012, grâce à une série de circonstances providentielles, il découvre également ses cousins maternels.
Il vient ensuite habiter à Jérusalem et obtient un poste à l’institut Yad Vashem où il travaille dans la section des Archives. Bien des années auparavant, il avait d’ailleurs œuvré pour que ses parents polonais soient reconnus par Yad Vashem comme « Justes parmi les Nations ».
Il y approfondit sa connaissance et sa pratique du judaïsme : ce déchirement des premières années entre les deux mondes s’évanouit progressivement. Yaacov obtient la citoyenneté israélienne : en l’absence de preuves formelles, l’administration israélienne refuse d’inscrire sur sa carte d’identité : « de nationalité juive ». Ceci l’attriste énormément et, avec l’aide de ses collègues à Yad Vashem, il se lance sans relâche dans toutes sortes de démarches afin qu’il soit officiellement reconnu comme Juif. N’est-il pas clair qu’il a été un véritable tinok chénichba beyn hagoyim (selon les propres termes de la Halakha, soit un nourrisson adopté – bien évidemment à son insu – par des non-juifs)? Sa maman n’était-elle pas une militante sioniste comme il l’a appris ? Yaacov confie enfin à ses proches son intense désir d’être enterré, le jour venu, auprès de ses frères juifs en Israël !
Comme Yaacov ne pouvait apporter un document officiel prouvant sa naissance de parents juifs, le rabbinat israélien lui conseille de se tourner le service Simanim (dirigé par le Rav Litke). Il y effectue un test génétique qui prouve sans l’ombre d’un doute ses origines juives. Le Tribunal rabbinique de Jérusalem, s’appuyant, entre autres délibérations halakhiques, sur cette preuve, finit par déclarer que Yaacov est considéré comme Juif en tout et pour tout. Décision sans précèdent en Israël ! Yaacov est un pionnier !
Au tréfonds de l’âme juive
Une centaine de personnes se presse autour de Yaacov à la synagogue de Yad Vashem, choix hautement symbolique pour célébrer sa Bar Mitsva, Le Grand Rabbin Israël-Meïr Lau venu tout spécialement, le souligne : c’est bien toute la famille élargie que Yaacov a créée autour de lui en quelques années qui est présente pour ce nouveau départ dans sa vie. Deux autres Grands Rabbins sont là, celui de Pologne et l’ancien Grand Rabbin de France, René-Samuel Sirat[2]. Nul doute que ses deux parents (juifs et polonais) se réjouissent aussi au Gan Eden…
Yaacov, enveloppé de son talith et de ses téfilline monte pour la première fois à la Torah. Les fidèles chantent et dansent autour de lui, tous très émus parfois jusqu’aux larmes. Mais l’émotion de l’assemblée parvient à son comble lorsque Yaacov prononce son discours de Bar Mitzva, aussi bref que puissant.
La première fois que j’ai personnellement rencontré Yaacov – qui parle un excellent français – je lui ai remis ma traduction française du livre Téchouva de Rav Adin Even Israël Steinsaltz. J’avais tenu à lui lire le passage suivant :
Le judaïsme et le peuple juif accueillent avec bienveillance quiconque désire « rentrer à la maison », qu’il vienne de loin ou de près. Mais comment ne pas souligner l’intensité, la majesté de l’instant et de l’acte, lorsqu’un individu (notamment un tinok chénichba beyn hagoyim) revient à la maison, une maison qu’il n’a pourtant jamais connue auparavant ?
Sa réaction alors avait été, les larmes dans ses yeux : « Mais c’est pour moi que ce passage a été écrit ! »
L’on devrait remercier Yaacov Weksler pour cette formidable leçon qu’il nous a donnée : à un moment particulier de sa vie, il a su écouter le tréfonds de son âme juive et a finalement pris le chemin du retour à sa maison quand bien même ne l’avait-il jamais connue auparavant.
Michel Allouche, Jérusalem
[1] Selon Rachi : dans les sphères célestes…
[2] Yaakov se souvient avoir assisté à une table-ronde avec lui en 2000 suite au Concile de Vatican II. Lorsque Yaakov avait utilisé l’expression « Mur des Lamentations », le Grand Rabbin René-Samuel Sirat lui avait fait fermement remarquer que ce Mur aujourd’hui n’était plus un Mur de pleurs : il symbolisait désormais la joie du peuple juif revenu sur sa terre…
Merci à Michel Allouche d’avoir partagé cette histoire très émouvante !
Alors que certaines histoires sont des rappels amers de ce long exil, que nous ne semblons pas pouvoir arrêter. Heureusement, il existe d’autres histoires comme celle-ci qui nous donnent de l’espoir et nous permettent de croire que D-ieu ne nous abandonnera jamais…