C’était au mois de juin 1984, au coeur des années Reagan. Soudain, dans une soirée, le colonel de l’armée de l’air israélienne Aviem Sella, qui avait pris un congé de l’Air Force pour réaliser un master en sciences informatiques à l’université de New York, vit s’approcher de lui Jonathan Pollard, un trentenaire moustachu au grand front dégarni, qui se présenta comme un officier de renseignement de la marine américaine. Étonnamment volubile, ce dernier se mit à lui parler d’informations que les agences américaines cachaient à son allié israélien et proposa de lui les faire passer. Sur le coup, Sella crut à une opération du FBI, destinée à le recruter. Mais il finit par réaliser que Pollard était sérieux et contacta ses supérieurs au sein du renseignement israélien. Quelques jours plus tard, Pollard se mettait à passer des documents classifiés et à recevoir paiements et bijoux, dont une bague en diamant pour sa femme, en échange des informations qu’il apportait. Le poisson s’était laissé ferrer avec enthousiasme. Bientôt, un service spécial israélien ultrasecret – le bureau scientifique ou Lakam – prendrait en main l’espion Pollard.
Cela allait durer plus d’un an. Des milliers de documents ultraconfidentiels seraient passés aux Israéliens, en échange de 2 500 dollars mensuels et de frais d’hôtels et de voyages remboursés avec largesse… jusqu’au jour où un collègue de travail se mit à remarquer que Pollard sortait des archives du Centre de renseignement de la marine des documents n’ayant rien à voir avec la zone de travail qu’il couvrait. Il alerta ses supérieurs qui demandèrent au FBI d’enquêter discrètement. Le contre-espionnage américain surprit Pollard en possession d’archives qu’il n’était pas censé avoir en sa possession. L’officier tenta de gagner du temps et convainquit ses interrogateurs de le laisser appeler sa femme et la prévint à l’aide d’un mot code – « cactus » – que leurs stratagèmes étaient en passe d’être découverts. Elle cacha la valise de 32 kg de documents secrets que le couple gardait dans leur maison. Pollard ne fut pas arrêté, mais mis sous surveillance. Le faux pas se produisit le 21 novembre, quand le couple, affolé, se présenta à l’ambassade d’Israël à Washington pour y chercher asile. Les Pollard pensaient avoir suffisamment servi les intérêts israéliens pour mériter « un sauvetage » . Mais ils allaient être lâchés. Stoppés par les gardes de sécurité, ils furent cueillis par le FBI à leur sortie du bâtiment. L’agence tenait le pays pour lequel Pollard avait trahi sa patrie : Israël, allié stratégique des États-Unis.
Quelle conversation se tint alors en coulisses entre les deux pays ? Un grand flou continue de peser sur une histoire que le journaliste Wolf Blitzer a qualifiée « de territoire de mensonges » dans un livre favorable à Pollard qui a fait grand bruit. Il s’était subrepticement introduit dans la prison où l’espion était en détention provisoire avant son procès. Ultrasensible précisément parce qu’elle touchait aux liens étroits entre les deux alliés, l’affaire Pollard allait devenir un sujet de débat acharné, empoisonnant la relation bilatérale et divisant l’opinion américaine, notamment juive, entre ceux qui voient Pollard comme un « héros » , voué à Israël, et ceux qui le décrivent comme un traître à l’Amérique, mû par des intérêts bassement financiers.
Né à Galveston, Texas, en 1954, de parents juifs, Jonathan Pollard grandit dans le souvenir des horreurs de l’Holocauste, sujet qui, dès l’âge de sa bar mitzvah, le taraude, puisqu’il demande à aller voir les camps de la mort. Il dira plus tard s’être toujours senti « une obligation raciale » envers Israël. Pendant ses études en sciences politiques à Stanford, Pollard, qui a clairement une tendance à l’affabulation, se vante d’avoir la double citoyenneté israélienne et américaine, alors que c’est faux. Il affirme aussi être membre du Mossad, autre mensonge… Détectant un manque de fiabilité, la CIA se refuse à le recruter, malgré plusieurs tentatives de candidature en 1979, un test de détection de mensonge ayant notamment révélé qu’il consomme du cannabis. Curieusement, il est en revanche recruté sans difficulté par le renseignement de la marine, où il manque de perdre son contrat après avoir émis de fausses informations sur l’appartenance supposée de son père à la CIA. Un de ses supérieurs, l’amiral Shapiro, le juge si peu fiable qu’il lui fait enlever son accréditation « SCI » , le plus haut niveau d’accès défense. Mais Pollard retrouvera finalement son habilitation à la faveur d’un transfert.
L’un des mystères toujours épais de l’affaire concerne la gravité de la sentence qu’il a reçue en 1987, à cause de ses activités d’espionnage : la prison à vie. Ses partisans soulignent cette peine sans précédent, pour quelqu’un ayant espionné au profit d’un pays ami, « sans intention de nuire aux ÉtatsUnis » . Ses détracteurs, très nombreux dans la communauté de sécurité nationale, répondent qu’il a exposé des secrets ultrasensibles, dont le manuel des codes d’accès et de chiffrement de la NSA dans le monde, ainsi que les méthodes d’espionnage utilisées en URSS, en pleine guerre froide. En 1987, lors du procès, le secrétaire à la Défense, Caspar Weinberger, écrira dans un mémo confidentiel, qu’il s’agit « d’une des plus graves affaires d’espionnage de l’histoire des États-Unis » . Le viceprésident, Joe Biden, aurait déclaré qu’il faudrait passer sur son cadavre pour libérer Pollard… Certains affirment que l’affaire est d’autant plus sensible qu’elle touche à la question de la fiabilité de la communauté juive. « La communauté américaine du renseignement croit que Pollard devrait rester en prison parce qu’ils ont peur qu’un tel précédent se reproduise, l’affaire Pollard soulevant la question de la loyauté des Américains juifs » , a noté le professeur Peter Jones, de l’université d’Ottawa. Seymour Reich, président de l’organisation juive B’nai B’rith, qui soutient la cause de Pollard, dit au fond la même chose, en affirmant que « si Pollard a eu une sentence aussi lourde, c’est que l’élite militaire des États-Unis veut donner une leçon à Israël et aux Juifs américains » . Visiblement, trente ans plus tard, l’administration juge que « la leçon » a été suffisante. Jonathan Pollard sera libéré le 21 novembre.
Par Le Figaro – http://jssnews.com/