Tout semble avoir été dit sur la Shoah : la propagande raciste et les discours haineux qui ont préparé le peuple allemand à devenir complice actif ou passif de la déshumanisation des Juifs, le régime de terreur instauré par le Reich, la détermination farouche à traquer et déporter chaque individu juif ou demi-juif, l’horreur des camps de concentration et d’extermination, l’extinction dans le regard des victimes de l’étincelle qui attestait de leur appartenance à l’humanité – E. Levinas : dans le regard d’autrui, c’est toute l’humanité qui nous regarde – , tout cela a été écrit, enregistré, filmé, dans d’innombrables témoignages. Historiens, philosophes, penseurs, écrivains, ont tenté de sonder l’abîme où a sombré la civilisation édifiée pendant des siècles en Europe. Reconnaissons humblement que tous les efforts d’explication ont échoué. Comme le dit Maurice Blanchot : « Comment philosopher, comment écrire dans le souvenir d’Auschwitz, de ceux qui nous ont dit, parfois en des notes enterrées près des crématoires : sachez ce qui s’est passé, n’oubliez pas et en même temps jamais vous ne saurez.»
Il faut se souvenir, il faut savoir, et ne pas prétendre comprendre. Le livre de Job s’achève sur cet aveu d’incompréhension et de compassion pour la souffrance des innocents, après les discours des prétendus amis qui voulaient se faire les avocats du Seigneur.
Il faut surtout faire entendre la voix des témoins qui assurent par leurs paroles arrachées au silence la continuité de l’histoire humaine. La violence raciste a beau relever la tête et le révisionnisme répandre ses mensonges, rien ne peut effacer ces témoignages. Comme le dit un verset à la fin de Devarim : « et lorsque s’abattront sur le peuple des malheurs innombrables, ce chant témoignera pour lui et la bouche de sa descendance ne l’oubliera pas. »
Cela vaut pour la parole des témoins : elle est le plus pur des chants, et redonne courage à nos paroles de peu de poids dans la cacophonie émise jour après jour dans les réseaux.
J’aimerais un instant vous faire entendre la voix de l’un d’entre eux, qui témoigne de l’indestructibilité de l’espèce humaine et de la dignité sacrée de chacun de ses enfants. Il se nomme Robert Antelme et son livre est intitulé « L’espèce humaine. » Il n’était pas juif, et il fut déporté en Allemagne à titre de résistant. Il ignorait tout de notre tradition mais son livre fait écho à la parole d’un de nos Sages nomme Ben Azaï pour qui la Torah se résumait en un verset : « Ceci est le livre des engendrements d’Adam- le jour de la création d’Adam, le Seigneur Dieu le créa à Sa ressemblance. «
Le mot Tselem, que l’on traduit par ressemblance, ou pire encore par image, me parait plutôt évoquer l’empreinte, traduction qui correspond à l’interprétation de Rachi qui parle de la frappe sur la monnaie.
L’empreinte divine, marque en creux de notre origine invisible : n’est-ce pas cela que les bourreaux ont voulu piétiner, et ce dont ils ont cherché à effacer les traces ? « La mise en question de la qualité d’homme, écrit Antelme, provoque une revendication presque biologique d’appartenance à l’espèce humaine. »
Cette appartenance ne dépend pas d’une décision humaine. Aucune société, aucun Etat, aucune religion n’ont le pouvoir d’en priver qui que ce soit. Le gouvernement de Vichy qui imposa à mon père de signer le document retirant la nationalité française à ma sœur au jour de sa naissance, ce qui équivalait à un arrêt de mort, prouvait ainsi son illégitimité. L’empreinte divine gravée sur le visage et dans le cœur de chaque être humain, et résistant à toutes les offenses par un cri ou un douloureux silence, est comme les lettres de la Torah profanée : le parchemin brûlé, mais les lettres survivent dans notre mémoire. Antelme relate sobrement des gestes d’humanité, rares et d’autant plus précieux de la part de civils allemands qui osaient s’adresser aux prisonniers comme à des êtres humains. Ainsi celui qu’il nomme le Rhénan : « Un matin, raconte-t-il, il nous a tendu la main. Cela aussi coûtait le lager ( =camp). On l’a serrée. Ce faisant, poursuit Antelme, il agissait autant pour lui-même que pour les détenus. Il ne s’était peut-être jamais autant senti redonné à lui-même depuis des années qu’en serrant la main à l’un de nous. »
Souvenez-vous : au début du Traite Berakhot, Rabbi Yochanan rend visite à des Rabbins malades. Lorsque ses paroles d’encouragement se heurtent à leur refus d’accepter la souffrance comme une preuve d’amour, il leur tend la main et les aide à se relever. Quoi, direz-vous, ce n’était rien qu’une poignée de main ! Aurions- nous oublié que selon Rachi l’homme est la seule créature façonnée par les mains du Créateur ? Tendre la main à ceux que la société rejette et dont elle se détourne, c’est marcher dans la trace du Créateur. C’est faire ressurgir Son empreinte, à la fois fragile et indélébile. Les morts qui n’ont pas eu droit à une sépulture demandent réparation. Seule la main tendue peut réparer ce qu’a fait et continue à faire la main qui frappe et détruit l’œuvre du Créateur. La main tendue est la parole de paix du Prophète (Isaïe 59-19 ) :” …Chalom, Chalom, au prochain et au lointain, dit Hachem , et Je le guérirai. “
Oui, nous avons besoin d’être guéris de la haine qui empoisonne l’âme et qui, comme l’écrit Etty Hillesum avant d’être déportée à Auschwitz, rend le monde inhospitalier. Se souvenir de la Shoah, c’est purifier notre cœur de tout ce qui l’a rendue possible. C’est vouloir ramener notre Etat né des cendres à sa vocation prophétique de paix.
Rav Daniel Epstein
Notre État né des cendres dites-vous, non notre État n’est pas né des cendres et s’il existe c’est parce que bien avant les Juifs s’étaient battus afin qu’il existe et bien après les Juifs se se battus et continuent de se battre pour qu’il continue d’exister et pour le souvenir de ceux qui n’ont pu participer au combat.