Les douze coups de minuit vont bientôt sonner. Dans la salle du trône, Pharaon est seul avec son premier-né attendant froidement les cinq dernières minutes. Dehors, la pleine lune de Nissan répand une pâle blancheur sur la vallée du Nil. Ramsès, agenouillé, prie Bélier, le dieu de la saison, premier-né du temps du zodiaque. Le chant lointain de la masse des esclaves lui parvient, serein et sans triomphalisme, il exalte le D… de la liberté, et du bras fort, Armstrong chante « Let my people go », ce qui fait jaser pas mal de monde. Depuis un an déjà, les fléaux se sont abattus sur l’Egypte et Moïse annonce le dixième. Le sang, les batraciens et les poux : ce D… est le maître des eaux ! Les félidés, la peste et les ulcères : ce D… est bien le maître des terres ! La grêle, les orthoptères et les ténèbres : ce D… est bien le maître des airs !
Et pourtant, Ramsès, toujours indifférent, persuadé qu’il s’agit d’une Plaie-Back, est affecté dans le jargon des psychologues du complexe d’Œdipe-laid à l’envers. C’est un personnage monolithique et entier, prêt à sacrifier sur l’autel de l’orgueil humain l’être le plus cher. Il ira jusqu’au bout de sa passion, la pitié qu’il n’a pas eue pour les enfants d’Israël, il ne peut l’éprouver pour son propre fils. Il ne vit pas un drame, mais une tragédie, ce n’est pas un héros cornélien confronté à un dilemme mais une figure racinienne, privée volontairement de son libre arbitre, où le mal érigé en principe exclusif devient irréversible, irrémédiable et instinctuel. Ce mal, il l’a embaumé, momifié et conservé dans un sarcophage. Ramsès a assassiné son libre arbitre parce qu’il comporte aussi la nécessité du bien. Quel paradoxe ! Choisir le bien, c’est faire honte au mal ; choisir le mal, c’est faire honte au bien. Encore deux minutes et c’est la mi-nuit. Ramsès regarde le sablier d’Or, importé d’Helvétie, et qui donne le temps avec une exactitude implacable. Chaque grain d’or qui tombe enterre une seconde. Le temps tue et le temps meurt.
Ici, les chiens de minuit aboient, l’ange de la mort rôde ; là-bas, à Gochen, les chiens rient, la libération approche. Chaque chien a la voix de son maître. Ramsès, pour voir en lui-même, regarde dans un miroir d’airain. C’est vrai qu’il a la tête de Yul Bruner, mais pour lui ce n’est pas du cinéma, on n’est pas à Cannes mais à Thèbes en direct. Le Grand Metteur en Scène n’impose pas de scénario. Ici, on joue le rôle réel de sa propre existence et sans doublure. Sur le plateau de la vie, on ne joue qu’une fois et sans répétition générale.
Seul face à son destin, privé de ses devins qui ne sont plus que des plaies boys marqués par la guerre des boutons, Ramsès se souvient qu’il avait présenté à Moïse ses hauts mages les plus fervents.
A présent, minuit sonne, de Gochen s’exhale l’odeur du bélier sur le feu, en quoi cette nuit diffère-t-elle des autres nuits ? Ils sont venus, ils sont tous là, les affranchis de l’Inhumaine Condition, chaussures aux pieds, bâton à la main, ânes harnachés chargés des baluchons qu’on appelle les « Paquets » en l’honneur de la fête.
Le dernier grain d’or tombe, Ramsès regarde la mort sortir de ses propres mains et tuer le premier fruit de ses entrailles.
Le rideau de la tragédie se baisse sur Thèbes et celui de Gochen se lève sur un Veau De Ville pascal.
חד גדיא.. חד גדיא…
Rav Yaacov Guedj