Il paraît presque aveuglant combien la propagation du corona en Israël est étroitement liée au monde ultra-orthodoxe. C’est à Bné Brak, mais aussi dans la plupart des localités à forte proportion ultra-orthodoxe – dont Jérusalem, Bet Shemesh, Elhad en particulier, que le corona s’est le plus répandu, au point que malgré la discrétion de la plupart des organes de presse tout le monde sait que les principaux touchés, hospitalisés, et disparus sont des ultra-orthodoxes.
On sait qu’en France aussi la fête de Pourim, mais aussi une nonchalance marquée à l’égard de l’épidémie, ont provoqué que le corona a gravement atteint la communauté juive, à Strasbourg et à Paris en particulier.
Les juifs pratiquants vivent souvent en importante proximité, prières tri-quotidiennes à la synagogue et fêtes largement communautaires (mariages, bar mitzvot, mais aussi fêtes autour de Pourim) et ce n’est pas cette particularité qui est ici « en cause ». Il est probable qu’il sera impératif de repenser ces manifestations en tout cas dans l’immédiat après corona, mais c’est d’un autre pan que je veux parler.
Le passage de la haggada mentionne cinq sages à qui les élèves viennent signaler que le jour est venu, s’est levé. Dans l’interprétation de Manitou, ils viennent peut-être annoncer que ce n’est peut-être plus la nuit au sens symbolique, mais en tout cas il s’agit comme d’une situation paradoxale à celle de la prescription de Pessah’ : une des prescriptions majeures de Pessah’, outre la consommation de matzah, l’élimination du hametz, est : « tu enseigneras à ton fils »…et notre texte vient comme nous montrer une situation dans laquelle un jeune maître – Rabbi Eleazar Bezn Azariah – est venu remplacer le vénérable rabban Gamliel, et où de plus ce sont les élèves qui viennent comme « réveiller » les maîtres.
Ce sont les élèves qui sont en contact avec la réalité extérieure et sont dans l’obligation de venir mettre les maîtres au diapason de la situation.
Cet été, après un voyage en Pologne qui m’avait fait faire bon nombre de découvertes quant à la réalité dans laquelle vivait ma famille au début du vingtième siècle, j’ai aussi découvert un pan bien particulier du contexte de la vie de Pulawy aux tous débuts de ce vingtième siècle, celui de la communauté hassidique, à laquelle ma famille appartenait, hassidout « Pilew », dirigée par le petit fils du rabbi de Kotzk, reb Israël Haïm Morgenstern, puis par son fils Moché Mordekhaï Morgenstern.
Ces trois rabbanim ont en commun de s’être isolés sur la fin de leur vie, le troisième allant même jusqu’à « fermer » sa cour en quittant Pulawy pour Varsovie en 1916. On objectera que chacun des trois avait ses raisons, que le kotzker s’est isolé pour ses raisons, et ainsi de suite, mais le dénominateur commun existe néanmoins.
Je tente l’hypothèse que ce dénominateur commun est lié à un examen de conscience. C’est une hypothèse gratuite puisque je n’ai trouvé aucun écrit, d’aucun des trois, qui atteste de la véracité de mon hypothèse, mais je la maintiens quand même : un admor hassidique n’écrit pas sur ses états d’âme, et ceci d’autant moins quand ce qu’il prône est l’effacement de l’individu, ce qui fait en particulier que ni le grand-père ni le petit-fils ni l’arrière petit-fils n’ont écrit sur leur propre vécu, mais les convictions de l’un comme de l’autre, comme du troisième se sont heurtées à la réalité comme à des murs et je me demande si en pareille situation l’individu ne se retrouve pas acculé à se poser des questions.
Je crains que cette autocensure ne soit très/trop peu fréquente chez les personnages charismatiques ou en charge et je suis presque fier d’en trouver des signes dans ce courant hassidique, presque fier d’appartenir à une cour hassidique qui se serait éteinte parce que ses dirigeants ont compris qu’ils s’étaient fourvoyés.
Je me demande si le monde aurait avancé d’une autocritique publique à la façon soviétique.
Je suis loin de ressentir de la sympathie pour le fonctionnement du parti communiste de l’URSS zal, mais je crains de ne pencher en faveur de l’autocritique, je crains de la souhaiter, d’attendre de l’entendre, de la part des autorités rabbiniques du Bné Brak d’aujourd’hui pour parler clairement .
Je ne suis pas éloigné de penser que nos attitudes mentales ont de l’impact au delà de ce que nous savons concevoir. Penser que si les rabbanim du monde ultra-orthodoxe font amende honorable et demandent pardon pour la part qu’ils ont eu dans la propagation du corona, cela va ralentir le corona, c’est de la pensée magique et je n’y cède pas. Par contre, penser qu’une telle attitude puisse avoir un impact positif, oui, je le pense, et je le souhaite.
Nous sommes donc à la veille d’un Pessah’ où il ne faut pas seulement attendre l’enseignement des anciens, ils ont peut-être autant, si ce n’est plus, à entendre des jeunes. Il ne faut pas seulement nommer quelqu’un de 18 ans à la tête du sanhédrin à la place d’un rav de 93 ans, il faut aussi que ces rabbanims s’ouvrent à la réalité, la regardent, et même si c’est possible, avec humilité et auto-critique.
Le rav Zachs précise dans sa haggadah (pp. 237-247) que Rabban Gamliel fit amende honorable au sujet de son extrème rigieur, et qu’il fut rapidement réinstallé à son poste de nassi, l’intérim de Rabbi Eléazar Ben Azaria n’ayant duré que le temps de ce Pessah’. C’est un bel exemple, non de destitution du sage de 93 ans, mais d’une secousse qui lui provient de la jeune génération, lui permet de se reprendre, et de faire cesser la discorde dans le peuple.