Alors que le soleil darde ses rayons de la fin de l’été comme s’il se souvenait de l’adage du Talmud – la fin de l’été est plus rude que l’été- et alors que l’Europe halète sous une vague de chaleur sans précédent, j’ai envie de vous parler de l’ombre.
Certes, nous vivons au Moyen-Orient et les nuages sont rares dans notre ciel lumineux. Mais le Créateur dans Sa bienveillance n’a pas seulement soumis notre monde à l’alternance du jour et de la nuit. Il a créé les nuages et en faisant pousser les arbres du Jardin d’Eden, Il nous a offert l’ombre où Adam s’est réfugié après avoir consommé le fruit interdit.
L’ombre, dit le Petit Robert, est « la zone sombre créée par un corps opaque qui intercepte les rayons d’une source lumineuse, obscurité, manque de lumière (surtout celle du soleil) ».
Cette définition, alors même qu’elle traite de l’obscurité, est lumineuse. L’ombre n’est pas l’obscurité, sans quoi elle serait identique à la nuit. Elle est comme une nuit ou un pan de nuit, en plein jour. La lumière du jour n’est supportable que si elle est tamisée par les nuages, le premier nuage qui précède la création d’Adam étant joliment appelé Ed, les deux premières lettres hébraïques du nom Adam : pas d’Adam sans l’Alef- Dalet qui s’élève de l’abime.
Comme le dit un beau verset des Psaumes 84-12 « Le Seigneur Dieu est soleil et protection – chemech ou magen ». Au moment même de Sa Révélation, Dieu nous protège de l’éclat de Sa gloire qui brulerait les yeux avides de la contempler. A Moïse qui Lui demande : « Montre-moi Ta gloire » Dieu répond : « Tu ne pourras pas voir Ma gloire , car l’homme ne peut Me voir et rester en vie. »
Entre la lumière et l’obscurité, l’ombre est le retrait de l’éclat de la transcendance divine, elle est cette zone intermédiaire qui nous permet de bénéficier de la lumière solaire et divine sans être consumés par elle.
Le philosophe Vladimir Jankélévitch le dit bien :
« Le jour n’est jour que par l’invisible négativité nocturne qui se cache en lui ».
Contrairement à ce que nous avons l’habitude de penser, le Créateur ne procède pas comme un ordinateur qui fonctionne selon une logique binaire, mais bien plutôt comme un peintre qui joue avec le clair-obscur –en hébreu : or-tzel – ou comme un compositeur qui met du silence dans la musique.
Dans la Torah, l’ombre reçoit un sens éthique, elle est synonyme d’hospitalité. Aux trois étrangers venus du désert, Abraham dit : « adossez-vous sous l’arbre ». L’ombre sous laquelle Abraham les accueille signifie la protection que l’on doit à l’étranger, protection de nos jours trop souvent refusée. Lot, le neveu d’Abraham a bien entendu cette leçon puisqu’il défend ses invités en disant aux habitants de Sodome qui veulent les lyncher : « A ces hommes ne faites aucun mal car ils sont venus à l’ombre de ma poutre. » Le devoir d’hospitalité est sacré, il ne se discute pas, contrairement à ce que pensent les bureaucrates qui mettent les étrangers à l’ombre…d’une prison. Offrir l’ombre de sa demeure et de son pays aux sans-abris, c’est peut-être cela être les enfants d’Abraham.
Dans le Michkan, la Torah est dissimulée sous les ailes déployées des Kerouvim. Comment comprendre cette ombre ?
Elle peut –c’est la lecture que je suggère- s’entendre au sens figure de flou, de vague, d’incertain, de « peut-être, » de cet espace transitionnel entre le clair et l’obscur, espace divin et humain qui nous préserve du dogmatisme des affirmations tranchées si contraires à l’esprit des Sages.
Nous vivons, comme le dit le philosophe Byung-Chul Han, dans la société de la transparence, dans une tour de verre où tout est exposé au plein jour. Cette société a chassé le flou et le mystère qui s’entoure de voiles comme la Chekhina dans le Michkan, elle nous expose aux flashs aveuglants de l’information qui blessent le regard et percent le cœur. Société impudique pour qui la pudeur du regard et de la parole n’est que bigoterie d’esprits attardés.
Mais l’ombre n’est pas la cachotterie, elle est le respect dû à l’autre, porteur d’un secret que nul n’a le droit de violer.
Moïse devant le buisson ardent se voile le visage car « il craignait de voir en direction d’E.lohim».
Plus tard, Dieu l’accueillera au Sinaï dans le secret de la nuée. Dieu merci, écrit Jacques Derrida, il n’y avait pas, il ne pouvait y avoir de journalistes au Sinaï ! Nous disons bien : au Sinaï ! Il ne s’agit pas de dévaloriser le travail des journalistes courageux, mais de comprendre qu’il y a une limite au droit de regard.
Bénie soit l’ombre qui nous préserve de la lumière aveuglante des dogmatismes, nous donne le droit à l’hésitation et nous enseigne le respect d’autrui. Seule l’urgence de la réponse à son appel, comme nous l’enseignent Abraham devant sa tente et Jonas sous son arbre né et disparu en une nuit, nous oblige à sortir de l’ombre et à répondre : me voici, הנני !
Rav Daniel Epstein