PROPOS RECUEILLIS POUR LPH NEW PAR AVRAHAM AZOULAY
Adi Abofol est arabe israélien. Il a grandi parmi des Israéliens juifs pour la plupart, dans un kibbout à la frontière de Gaza, où son père médecin et sa mère enseignante ont été bien accueillis. Fier d’avoir servi dans Tsahal et d’y être parvenu au grade d’officier supérieur, il remercie le pays de lui avoir donné tout ce qu’il a reçu et de lui permettre d’être ce qu’il est. Mais le garçon très décidé et sûr de lui que nous avons rencontré a connu un parcours semé d’embuches.
LPH New. Comment êtes-vous arrivé au kibboutz ?
Adi Abofol. Mon père était chirurgien cardiaque pendant trente ans à l’hôpital Soroka. Il cherchait à vivre ailleurs qu’en ville et souhaitait une meilleure éducation pour ses enfants. C’est ainsi qu’il est arrivé au kibboutz. Mon éducation, ma culture, mes valeurs, tout vient de là-bas : un kibboutz dans le sud d’Israël, en bordure de Gaza.
Être le fils du médecin du kibboutz, c’est bien vu, non ?
A.A. Oui, c’était effectivement à mon avantage. Pourtant, on ne peut pas ignorer ce qu’il m’est arrivé par la suite.
Que vous est-il arrivé par la suite ?
A.A. Les kibboutzim en bordure de la bande de Gaza sont souvent les cibles de roquettes. J’ai grandi pendant la période où il y a eu plusieurs guerres. Je me souviens d’un événement en particulier : un jour, une roquette est tombée alors que nous étions en cours. Cela a fait un bruit terrible et l’explosion a fait trembler toutes les fenêtres de la classe. Et alors, les invectives ont commencé : « À mort les Arabes ! » « Qu’ils brûlent tous ! » « Si j’avais un Arabe sous la main, il verrait ce que je lui ferais ! » Et moi qui suis arabe, j’étais là, assis à côté d’eux ! Mon éducation, ma culture, mes valeurs, tout vient de là-bas : un kibboutz dans le sud d’Israël, en bordure de Gaza.
Qu’est-ce qui vous est passé par la tête à ce moment-là ? Comment avez-vous réagi ?
A.A. Je ne comprenais pas la situation, je ne savais pas ce que j’étais censé faire, ni comment réagir. J’étais un enfant, c’étaient mes camarades de classe, et là ils nous insultaient, mon peuple et moi. J’avais honte d’être arabe. Je détestais mes parents pour m’avoir fait naître arabe. J’étais en colère, je leur disais : « Vous avez ruiné ma vie ! » Ensuite, au lycée, il y avait, comme toujours, un groupe de filles « populaires » qui était le noyau dur de la classe et dont tout le monde voulait se rapprocher. Un jour, l’une d’entre elles m’a dit : « Toi, tu es palestinien ! »,et elles m’ont toutes ri au nez. Je ne savais plus où me mettre ! Qu’étais-je censé faire ? La situation était incompréhensible ! J’ai grandi avec le sentiment qu’auprès des Juifs, j’étais arabe ; mais quand je rendais visite à ma famille, chez les Arabes, à leurs yeux j’étais juif… Cette crise identitaire m’a poursuivi pendant des années ; je ne savais pas où j’en étais ni à quel groupe j’appartenais. Je passais mon temps à anticiper pour prévoir comment je réagirais au cas où il se passerait quelque chose : si cette fille, dont je connaissais les préjugés, me faisait une remarque, de quelle façon je me lèverais pour quitter la pièce, ou comment je me cacherais le visage derrière un livre… Un stress permanent !
Quand avez-vous ressenti le besoin de vous cacher le visage derrière un livre ?
A.A. Lors de chaque cours d’éducation civique, par exemple. Ou encore à chaque fois qu’un débat commençait et que je pressentais immédiatement que quelqu’un allait dire quelque chose de blessant. Avec le temps et l’expérience, j’ai développé des techniques pour identifier ces réactions.
Pourquoi vous a-t-elle dit cela ?
A.A. Forcément parce que c’est ce qu’elle avait entendu chez elle.
Cela vous a offensé ?
A.A. Au début, oui, ce genre d’incidents m’affectait énormément. Puis j’ai compris que je n’avais pas à m’offenser et que je n’allais pas gaspiller la moindre énergie dans quelque chose qui ne me ferait pas progresser. Désormais, je sais comment réagir à des situations de ce type.
Comment, soudain, avez-vous décidé d’ignorer cela ?
A.A. Justement, cela n’a rien eu de soudain, cela a été un processus. Avant d’en arriver là, j’ai traversé beaucoup de choses, jusqu’à ce que je me dise qu’il était absolument impossible que la vie n’ait que cela à m’offrir. Toute ma vie, j’ai été dénigré et rabaissé. Arabe, incapable, mauvais élève, rejeté par mes condisciples… Je ne parvenais pas à être qui j’étais réellement. J’avais toujours besoin de quelque chose d’extérieur pour me grandir – de belles chaussures, des marques… –, parce que je n’arrivais pas à le faire de l’intérieur.
À l’époque, lorsque je sortais avec une fille, je venais la chercher avec une belle voiture, je l’emmenais dans les meilleurs restaurants – là encore, il me fallait des choses extérieures parce que j’avais une faible estime de moi-même. Aujourd’hui, j’arrive en trottinette à mes rendez-vous !
Alors comment cela se passe-t-il, avec les femmes ?
A.A. Lorsque j’étais à l’école, c’était un domaine dont j’étais exclu. Les filles n’étaient pas du tout intéressées. Puis, à partir d’un certain moment, j’ai pris conscience de ma valeur et de ce que j’avais à offrir – et ce sont les filles qui ont commencé à me draguer !
J’ai compris que je n’avais pas à m’offenser et que je n’allais pas gaspiller la moindre énergie dans quelque chose qui ne me ferait pas progresser.
Et à l’intérieur du kibboutz, en allait-il de même ?
A.A. Au kibboutz, nous avons été plutôt bien reçus. Pour les amis du kibboutz avec qui j’ai grandi, je suis comme un frère, et aujourd’hui encore je suis en contact avec plusieurs d’entre eux. Je peux vous assurer que jamais vous n’entendrez de propos racistes de leur bouche.
Comment vos difficultés se manifestaient-elles ?
A.A. J’ai commencé à être un enfant à problèmes, qui détestait l’école et les professeurs, un enfant qui se bagarrait et ne trouvait pas sa place. J’étais mal à l’aise quand on prononçait mon nom, j’avais honte lorsque mes parents venaient à l’école ou quand mon grand-père nous rendait visite au kibboutz. Je refusais de parler arabe. À la maison, ma mère me parlait en arabe mais je lui répondais en hébreu. Je voulais m’échapper de tout cela.
Très jeune, j’ai développé un bégaiement qui lui aussi prêtait aux moqueries. J’étais un Arabe qui bégayait, j’avais une mauvaise image de moi et cela se voyait. Qui accepterait un jour de m’épouser ? Tous les autres avaient des petites amies – et moi ?! Qu’allais-je devenir ?
Quelle est l’insulte qui vous a le plus atteint ?
A.A. Je crois que c’est lorsque je suis arrivé à l’armée. J’ai dû me battre pour y être admis, je me suis porté volontaire. Et le tout premier jour où je suis arrivé à la base, il y avait une soldate qui, dès qu’elle a compris que j’étais arabe, est venue s’assoir en face de moi et m’a dit : « Tu sais ce qu’on dit à propos des Arabes ? Un bon Arabe est un Arabe mort ! » Ce sont les premiers mots que j’ai entendus là où je m’étais tant battu pour arriver !
Comment vous définissez-vous aujourd’hui ?
A.A. Je fête les fêtes juives parce que c’est comme cela que j’ai grandi. Je fête également les fêtes arabes parce que c’est aussi comme cela que j’ai grandi…
Vous préférez rester inclassable ?
A.A. Les étiquettes n’ont jamais fait de bien à personne. Dès l’instant où l’on entend mon prénom ou mon nom de famille, dans n’importe quel endroit, je suis immédiatement fiché « arabe ». Dernièrement,
par exemple, je cherche un appartement à Tel-Aviv et j’en trouve un qui m’intéresse. Je visite l’appartement : super, j’adore !
Le propriétaire me dit que j’ai l’air de quelqu’un de bien et il me propose de conclure dans la semaine. Je m’apprête à signer le contrat, il faut juste que je fournisse les pièces d’identité de mes garants. Les garants sont mes parents. J’envoie leurs papiers au propriétaire : pas de réponse. Je téléphone : pas de réponse. Je lui écris : « Avez-vous reçu les documents ? » Pas de réponse. J’ai compris de quoi il en relevait, j’ai l’habitude… Après cet incident, j’ai trouvé un autre appartement qui m’intéressait à Tel-Aviv, et le même scénario s’est reproduit !
À Tel-Aviv, la ville « libérale » ! Que faire ?
A.A. Aucune idée. Moi, je me présente comme je suis. Je ne pense pas devoir préciser que mon père est chirurgien, que j’ai une agence immobilière, que j’étais officier dans l’armée… Je ne ressens pas le besoin de me présenter comme ça. Sinon, ce serait comme si d’entrée de jeu je voulais justifier quelque chose, comme si je devais prouver que je suis « clean ». C’est énervant.
Alors vous cherchez toujours un appartement à Tel-Aviv ?
A.A. Oui, je continue de chercher. Je me dis que Dieu a vu quelque chose qui m’a échappé dans cet appartement ou chez ce propriétaire, et qu’Il m’a éloigné de cet endroit. Peut-être qu’en fait c’est pour mon bien que je n’ai pas eu ce que je voulais. Parfois, dans la vie, on se demande pourquoi l’on traverse certaines épreuves – mais je crois que c’est parce qu’on ne voit jamais la situation dans son ensemble.