Deux rapports démontrent que les crimes de guerre commis à Alep-Est étaient une stratégie délibérée du régime pour contraindre la ville à la capitulation.
Les crimes de guerre commis par les forces pro-Assad à Alep-Est, entre septembre et décembre 2016, n’étaient pas des dommages collatéraux mais une politique délibérée afin d’obtenir la reddition. C’est ce qu’explique un rapport du think tank Atlantic Council, Breaking Aleppo, publié le 13 février. Depuis le début du conflit syrien, une quarantaine de villes ont été assiégées, principalement par les forces pro-Assad: armée syrienne, milices loyalistes locales et «shabiha», Hezbollah libanais, milices chiites irakiennes, mercenaires afghans de la Liwa Fatemiyoun, parfois avec l’aide de la Russie depuis septembre 2015. Dans certains cas, le siège est «filtrant»: les forces loyalistes qui font le blocus s’enrichissent par le racket et la contrebande.
En revanche, à Homs, Daraya ou Madaya, le régime a voulu obtenir à tout prix la reddition de villes rebelles, qu’il a placées devant un choix résumé par un slogan: «s’agenouiller ou mourir de faim». En novembre 2016, l’ONU estime à 974.000 personnes le nombre de Syriens subissant un siège. A Madaya, assiégée à partir de juillet 2015, les enfants meurent littéralement de faim, se nourrissant d’herbe et faisant bouillir des cailloux. «Les enfants mangent les feuilles des arbres, les très vieux et les très jeunes sont en train de mourir», témoigne un professeur d’anglais auprès de Vice News en janvier 2016. En juillet 2016, après la reddition de Daraya, assiégée depuis 2012 et détruite à 90%, le régime syrien commence le siège d’Alep-Est. Il poursuit la même stratégie: provoquer le maximum de destruction pour forcer la capitulation.
Bombarder les civils pour obtenir la reddition
En septembre 2016, au moins 90% des habitants d’Alep-Est sont des civils, selon l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie. Entre juin et décembre 2016, 3.497 d’entre eux sont tués dans des bombardements. Avant la reddition d’Alep-Est en décembre 2016, trois cessez-le feu sont proclamés, en février, juillet et septembre) mais ils sont tous violés par le régime syrien et ses alliés. Des crimes de guerre sont également commis par les rebelles, à une moindre échelle.
«Mon existence depuis le début des bombardements d’Alep se résume à essayer de rester en vie. C’est comme si j’étais dans une jungle dans laquelle je tente de survivre jusqu’au lendemain. Fuir les bombardements, les barils. Quand les avions approchent, j’essaie de me réfugier dans un autre immeuble, quand il y a des tirs d’artillerie, je descends vers les étages inférieurs. C’est une fuite constante», raconte Karam al-Masri, correspondant de l’AFP à Alep-Est, en septembre 2016.
Détruire les hôpitaux, étape finale d’un siège
Entre juin et décembre 2016, 172 attaques contre des infrastructures de santé effectuées par les forces loyalistes ont lieu en Syrie. Environ soixante-dix d’entre elles ont visé Alep-Est, soit une tous les trois jours. Certains hôpitaux sont ciblés à plusieurs reprises (jusqu’à douze fois) ce qui conduit à des confusions sur la disparition du «dernier hôpital d’Alep-Est». Le ciblage délibéré des hôpitaux dans l’ensemble du pays est constaté et condamné par l’OMS, Amnesty International et Médecins Sans Frontières. La Russie affirme alors qu’il n’y a pas de preuves de telles frappes, tandis que le gouvernement syrien assure ne pas cibler les hôpitaux. Néanmoins, les preuves sont multiples: vidéos, photos, imagerie satellite et témoignages.
Selon le rapport, quatre éléments indiquent qu’il s’agit d’une stratégie délibérée. Premièrement, le nombre très élevé de frappes (environ 400 depuis le début du conflit) écarte l’hypothèse de destructions involontaires. Deuxièmement, le régime syrien connaît les emplacements de ces hôpitaux. Troisièmement, les forces loyalistes ont intercepté à de multiples reprises du matériel médical acheminé vers Alep-Est, indiquant une volonté d’empêcher les habitants d’être soignés. Enfin, dans d’autres villes assiégées comme Daraya, la destruction des hôpitaux a été le «coup de grâce» qui a permis la capitulation.
«L’objectif de cette offensive, c’est la terre brûlée, briser la capacité de résilience de la population. Les hôpitaux sont tellement débordés que les médecins procèdent à un tri sélectif à l’envers. Ils ne soignent plus que les blessures superficielles car ils savent que les blessés graves ne peuvent pas être sauvés. L’humanitaire sera la question-clé. Les Alépins sont-ils prêts à agoniser pendant des mois ou préféreront-ils quitter la ville, si on leur en donne la possibilité?», s’interrogeait une source onusienne auprès du Monde, fin septembre 2016.
Armes chimiques et sous-munitions pour un maximum de victimes civiles
Plusieurs attaques chimiques sont attribuées au régime syrien depuis le début du conflit, notamment le massacre de la Ghouta. A partir d’août 2016, des bombardements chimiques au chlore sont répertoriés à Alep-Est. Ils sont identifiés grâce aux symptômes des victimes et aux résidus des munitions, des cylindres de gaz chloré. Entre mi-novembre 2016 et la fin du siège en décembre 2016, Alep-Est a subi dix attaques au chlore, soit autant que le reste de la Syrie durant la même période. Certaines attaques chimiques sont attribuées à des groupes rebelles, mais pas avec certitude.
Selon un rapport de Human Rights Watch, ces bombardements chimiques, qui ont fait sur cette période neuf morts et 200 blessés, ont été «menées de manière coordonnée» afin de faire capituler Alep-Est. Le chlore étant plus lourd que l’air, il prend au piège les habitants qui ont l’habitude de se réfugier en sous-sol. Les enfants et les personnes âgées y sont particulièrement vulnérables. «Nous nous sommes habitués aux bombardements et aux bombardements. Mais avec du chlore, il n’y a aucun moyen de se protéger. Il vous étouffera», explique un journaliste cité par HRW.
A Alep-Est, entre septembre et décembre 2016, dix-neuf adultes et trois enfants ont été tués, soixante adultes et vingt enfants blessés, par des armes à sous-munitions. La Russie a toujours nié l’utilisation d’armes à sous-munitions, mais une vidéo de la chaîne publique russe Russia Today a dévoilé involontairement une bombe incendiaire à sous-munitions (RBK-500 ZAB-2.5S/M) montée sous un chasseur russe, sur la base aérienne russe de Hmeimim, en Syrie. Des débris ont confirmé l’utilisation de tels projectiles.
Par ailleurs, d’autres armes dévastatrices ont été utilisées, notamment des bombes thermobariques ODAB-500 et des «bunker busters», qui pénètrent dans le sol avant d’exploser. «Cela signifie que les enfants ne sont même plus en sécurité dans les écoles situées en sous-sol», explique Benyam Dawit Mezmur, du Comité des Nations Unies pour les Droits de l’Enfant.
Pas une évacuation humanitaire, mais un déplacement forcé
Lors de l’offensive finale, entre le 15 et le 29 novembre, 500 civils sont tués et 1.700 sont blessés à Alep-Est (29 morts sont dénombrés à Alep-Ouest). Environ 8.000 personnes fuient la ville. Parmi les civils, de nombreux hommes en âge de se battre sont enrôlés de force dans l’armée syrienne. Après la signature d’un accord mi-décembre entre les groupes rebelles et le gouvernement syrien, l’évacuation d’Alep-Est commence. Elle est marquée par des incidents avec des miliciens chiites. Néanmoins, selon le CICR, 34.000 personnes ont quitté Alep-Est au 23 décembre 2016.
«Les civils qui sont partis d’Alep pleuraient d’avoir à quitter leur ville dans ces conditions. Beaucoup estiment que la communauté internationale les a mis face au choix suivant: être tués dans Alep assiégé ou être forcés de quitter leurs maisons. Quelqu’un m’a même dit que dans les deux cas, il s’agissait de crimes contre l’Humanité», témoigne Hadi al-Abdallah, journaliste syrien.
En revanche, le Réseau Syrien pour les Droits de l’Homme dénombre au même moment 1.897 personnes «disparues» de force ou exécutées, dont 47 femmes et 21 enfants. Une situation très préoccupante au regard du rapport publié par Amnesty International la semaine dernière, qui détaillait la torture systématique et des exécutions de masse (entre 5 et 13.000 pendaisons) dans la prison militaire de Saidnaya, qualifiée «d’abattoir humain». Par ailleurs, plus de 100 personnes exécutées sommairement entre décembre 2016 et janvier 2017 ont été identifiées.
Les sièges, les bombardements, les évacuations forcées, la torture et les exécutions à échelle industrielle s’inscrivent dans la même logique: un pouvoir qui souhaite éradiquer toute opposition, quel que soit le niveau de violence nécessaire, afin de se maintenir en place. Comme à Homs, Madaya et Daraya, le régime a obtenu ce qu’il recherchait à Alep-Est: la capitulation et l’évacuation de la population vers Idlib, contrôlée par une coalition rebelle à dominante islamiste et djihadiste. En attendant le siège de cette ville?